Entretiens territoriaux de Strasbourg, organisés par l’INET et le CVFPT

Strasbourg, France, 1-2 décembre 2010

Discours d’Andreas KIEFER, Secrétaire Général du Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux, Conseil de l’Europe

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

C’est avec un grand plaisir que je participe à ces entretiens territoriaux consacrés au sujet des « Réformes territoriales : quelles  conséquences pour les services publics locaux ? »

Il s’agit en effet d’un thème tout aussi passionnant que difficile : comment créer les conditions politiques et les cadres administratifs appropriés, pour permettre aux régions et aux collectivités locales d’unir leurs efforts et de donner aux réformes territoriales le poids politique et la dynamique économique nécessaires pour faire des collectivités territoriales des acteurs politiques à part entière.

Leur rôle serait de concevoir et de mettre en place des stratégies susceptibles de faire de la décentralisation un instrument de promotion et d’action proche des citoyens et de leurs préoccupations.

« La décentralisation au service de l’Europe des régions »

Le développement de régions dynamiques et politiquement responsables, de régions dotées de fortes compétences sur le plan économique et social a toujours été une des grandes ambitions du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe. Depuis qu’en 1975 la dimension régionale a été ajoutée à la Conférence des pouvoirs locaux de l’Europe, le Congrès est engagé à la régionalisation sur le continent européen.

Nous sommes convaincus que l’instauration d’un niveau régional, disposant d’un bon degré d’autonomie, augmente les possibilités de participation des citoyens aux affaires publiques et à la prise de décisions publiques, dans l’esprit de la « démocratie de proximité ». Il faut donc donner aux autorités régionales davantage de légitimité dans les processus décisionnels nationaux et européens. Les régions doivent avoir beaucoup plus leur mot à dire dans la prise de décisions des politiques générales, tant au niveau national qu’au niveau international – lorsque c’est le cas dans les deuxièmes chambres des parlements ainsi qu’au sein des délégations nationales auprès des institutions internationales, comme c’est le cas au Congrès du Conseil de l’Europe.

Le renforcement de la présence des régions, reflétant leurs compétences au sein de leurs propres pays, dans les organisations internationales est un moyen concret de les impliquer davantage dans la construction européenne. Les régions devraient être également mieux représentées dans les travaux réalisés au niveau intergouvernemental, tant au sein du Conseil de l’Europe que de l’Union européenne, comme c’est déjà le cas dans certaines délégations nationales, comme la Belgique l’Allemagne et l’Autriche.

Mesdames et Messieurs,

Au cours des deux dernières décennies, une nouvelle dynamique est apparue dans un nombre grandissant de pays européens, suscitant des réformes importantes en faveur de la décentralisation. Aujourd’hui, 35 sur les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe sont dotés de régions de types très différents, en particulier les régions à pouvoirs législatifs, les régions à pouvoirs exécutifs, les régions à statut spécial, les républiques autonomes comme en Russie. Notre expérience montre que, loin de saper l’unité et l’intégrité territoriale d’un Etat, l’existence de différentes formes d’autonomie régionale, qui reflète des exigences spécifiques pour un territoire ou sa population, conduit à une meilleure intégration que celle engendrée par des systèmes uniformes, et permet de réduire les conflits potentiels entre le centre et les régions.

En même temps, il n’existe pas un modèle unique qui pourrait servir de référence pour l’ensemble des acteurs de la politique régionale en Europe. Même les caractéristiques traditionnelles sont partiellement mises en cause comme en témoignent les discussions des questions relatives au fédéralisme en Allemagne et en Belgique. Cette évolution touche également les Etats historiquement plus unitaires, concernés par l’émergence de régions fortes, comme par exemple l’Italie et l’Espagne.

Dans ce souci, le Congrès a tenté de proposer plusieurs modèles du fonctionnement des régions dans son projet de Charte européenne de la démocratie régionale, adopté en 2008. Ce texte avait pour objectif principal d’offrir un instrument contraignant pour les Etats et un cadre juridique énonçant les principes de la gouvernance régionale, comme la Charte européenne de l’autonomie locale, ratifiée par la plupart des pays d’Europe, l’établissait pour les communes et les municipalités.

En fait, c’est un processus qui avait commencé en 1997 avec le projet d’une Charte européenne de l’autonomie régionale, présenté par le Congrès. Ce projet a servi de base aux  Ministres responsables des collectivités territoriales des Etats membres du Conseil de l’Europe, réunis à Helsinki en juin 2002, qui ont essayé de trouver un dénominateur commun  en matière d’autonomie régionale (les principes d’Helsinki), en tenant compte de la grande diversité des structures régionales existant au sein des Etats membres. 

Plus récemment, le projet de Charte européenne de la démocratie régionale de 2008 n’a pas été non plus adopté en tant que traité contraignant mais a permis aux Ministres d’élaborer un Cadre de référence pour la démocratie régionale, approuvé lors de la conférence ministérielle d’Utrecht, aux Pays-Bas, en novembre 2009.

Ce Cadre de référence a une forte valeur symbolique, bien qu’il lui manque la force contraignante de la Charte européenne de l’autonomie locale. Les normes qu’il contient ont reçu l’approbation générale du Congrès, du Comité des Régions de l’Union européenne et, plus largement, des acteurs régionaux et de leurs principales associations. Le Cadre constitue un compromis encourageant et un nouveau départ pour les efforts du Congrès.

En tant que code de droits et d’obligations des entités régionales, le Cadre de référence a deux fonctions principales : il sert de source d’inspiration lorsque les pays décident d’établir ou de réformer leurs autorités régionales et il constitue un ensemble de principes sur lequel le Congrès peut s’appuyer pour le suivi de la démocratie régionale dans les Etats membres du Conseil de l’Europe.

Ce Cadre servira de point de référence pour tout Gouvernement souhaitant engager un processus de régionalisation ou de réforme de ses structures locales et régionales. Il permet aussi d’aider les gouvernements à trouver le meilleur équilibre possible dans la répartition des compétences et des responsabilités entre les différents niveaux de gouvernement. Le texte met en avant le principe de subsidiarité, le principe de cohésion sociale et territoriale et la nécessaire solidarité entre les composantes d’un Etat souverain.

Mesdames et Messieurs,

Compte tenu de la diversité des régimes existant en Europe, je ne peux vous donner que quelques exemples des différents modèles de décentralisation. Je vous propose de mettre en évidence quatre pays assez représentatifs des principaux critères de régionalisation. Ces critères ont été également retenus par l’Assemblée des Régions d’Europe à l’occasion d’un travail d’évaluation récent publié cette année, sur les enjeux de la régionalisation en Europe au cours des 25 dernières années.

Même les Etats dits unitaires ont évolué pour se doter d’un certain degré de régionalisation. Par exemple, parmi les Etats unitaires, quatre pays comptent trois niveaux de collectivités territoriales: l’Espagne, la France, l’Irlande et l’Italie. Par contre, le Royaume-Uni présente un cas à part et se caractérise par une forte hétérogénéité : certaines parties de l’Angleterre n’ont qu’un seul niveau (les unitary authorities dans les zones rurales et les districts dans les zones urbaines), alors que le reste du territoire en compte deux, les unitary zones et la région en Ecosse et au pays de Galles, les districts et la région en Irlande du Nord, ainsi que les districts et les comtés dans certaines zones anglaises.

Par comparaison, les Etats fédéraux fonctionnent en général avec deux niveaux de collectivités territoriales, comme c’est le cas en République Fédérale d’Allemagne. La Belgique, par exemple, qui est devenue en 1993 un Etat fédéral, a conservé dans cette réforme ses deux niveaux de collectivités territoriales (les régions et, au niveau local, les provinces et les municipalités).

Sans épouser le modèle fédéral « classique », les Etats comme l’Espagne et l’Italie ont accordé à leurs régions respectives des compétences, un pouvoir législatif et une réelle autonomie financière qui les rapprochent dans ce domaine des Etats fédéraux classiques. Par contre, il est tout à fait remarquable qu’à l’inverse, plus aucun Etat européen ne correspond à la vision traditionnelle de l’Etat unitaire centralisé dont la France semble avoir été, jusqu’aux  années 80, le modèle par excellence.

Si l’idée de décentralisation a longtemps été associée à celle du renforcement de la commune, la région semble être aujourd’hui le niveau décisionnel qui pourra jouer de plus en plus un rôle pivot dans l’évolution des rapports institutionnels en Europe.

Les quelques exemples que j’ai choisi comprennent la République Fédérale d’Allemagne pour les pays fédéraux, l’Italie pour les pays régionalisés, la France pour les pays centralistes en marche vers un certain degré de décentralisation administrative, et la Norvège, comme une illustration d’une pratique administrative évoluant vers une régionalisation. Le choix de ces exemples a pour objectif d’illustrer l’extrême diversité de la réalité de la décentralisation en Europe et de nous donner une idée des forces et des faiblesses de différentes formes de régionalisation en présence sur notre continent.

La République Fédérale d’Allemagne constitue une illustration quasi parfaite de la région au sein de la structure fédérale. Ils existent trois niveaux administratifs : le Bund (niveau central), les « Länder » et, au niveau local, les « Kreise » et les communes (« Städte und Gemeinden »). Les « Länder » représentent donc le niveau intermédiaire entre le Bund et les communes.

La Loi fondamentale allemande détermine le cadre au sein duquel les communes exercent leurs compétences. Elle organise la répartition entre les différentes collectivités du produit des impôts auxquels sont assujetties les contribuables. La Loi fixe également la liste des impôts dont le produit doit revenir à la Fédération ainsi que la liste des impôts dont le produit doit revenir aux « Länder ». Elle établit également une liste des impôts dont le produit est réparti entre la Fédération et les « Länder » et le dispositif de péréquation correspondant.

Le Conseil fédéral (Bundesrat) représente une autre caractéristique du fédéralisme constitutionnel. Le Bundesrat assure une participation effective des gouvernements des « Länder » aux affaires de la fédération, et a un rôle plus modeste que celui conféré par la loi fondamentale au Bundestag (Assemblée parlementaire).

La réforme clé, donnant un poids politique supplémentaire aux « Länder » a été mise en œuvre en 1969 et consiste à limiter les initiatives du pouvoir central, en précisant que « les interventions du gouvernement fédéral supposent un accord préalable du « Land » concerné, qu’elles impliquent l’élaboration d’une convention bilatérale, comportant le partage des coûts financiers et qu’enfin elles ne peuvent concerner que l’extension ou la construction d’établissements d’enseignement supérieur, l’amélioration des structures économiques régionales, l’amélioration des structures agraires et la protection de l’environnement. »

L’Italie représente une autre démarche vers la décentralisation. Sa constitution de 1947 définit la République italienne comme : « une république une et indivisible qui reconnait et favorise les autonomies locales ; réalise la plus ample décentralisation dans les services qui dépendent de l’Etat ; adapte les principes et les méthodes de sa législation aux exigences de l’autonomie et de la décentralisation ». La constitution dans son titre V prend acte de la naissance d’une nouvelle collectivité territoriale : la région.

La mise en place des régions en Italie représente une grande rupture avec une tradition centralisatrice. Il s’agit en effet d’un processus en deux temps, par la création en 1948 de cinq régions à statut spécial et seulement en 1970 des régions à statut ordinaire. De plus les transferts financiers semblent ne pas suivre les transferts de compétences, en créant une absence d’indépendance financière qui a retiré longtemps à l’autonomie régionale une grande partie de son poids et de sa signification politique.

Néanmoins, en moins de dix ans (de 1970- 1977), les régions italiennes sont mises en place, non seulement du point de vue administratif, mais également au niveau des ressources humaines et partiellement financières. A la fin de cette décennie, les régions ont acquis des pouvoirs importants dans le domaine des services sociaux, de la planification territoriale, et du développement économique.

La France constitue à notre avis un autre modèle d’évolution de la décentralisation, surtout au niveau des compétences administratives. Devant un public de spécialistes qui connaît bien la décentralisation dans ce pays, je me contenterai d’indiquer que malgré des avancées importantes, le bilan des lois de décentralisation des années 80 connaît des limites, car si d’un côté les régions ont bénéficié de nouveaux moyens, pour agir dans les domaines qui leur étaient attribués, les moyens financiers ne sont pas à la hauteur des missions qui leurs sont confiées.

Néanmoins, le processus de la régionalisation en France a eu le mérite de mettre en avant de nouveaux enjeux politiques, en inscrivant la proximité et l’accessibilité des services publics, du point de vue du citoyen, à l’agenda du débat des formations et des institutions politiques. On peut en effet constater que la décentralisation a généré toute une série d’effets induits en libérant les initiatives des élus locaux et surtout en créant une nouvelle répartition des tâches entre les différents acteurs des collectivités territoriales.

Le cas de la Norvège part d’une tradition d’autonomie locale fortement enracinée dans le fonctionnement démocratique du pays. La particularité du système norvégien – pays qui se compose de 19 comtés et 450 municipalités – est que le comté peut être défini à la fois comme une agence régionale du gouvernement central et également une structure régionale autonome, avec ses organes de représentativité élus au suffrage universel, ses propres taxes, son budget, et son autonomie propre. C’est pour cette raison que les premières réformes des comtés en 1964 ont eu comme objectif d’une part de séparer ces deux fonctions au sein des comtés, mais également de mieux répartir les tâches, les fonctions et les finances entre les trois niveaux de gouvernance : le gouvernement central, les comtés et les municipalités.

Les principales étapes du processus de régionalisation en Norvège (qui peuvent être aussi observées au niveau de l’évolution du rôle de l’autonomie locale au Danemark et en Suède) montrent d’une part que les réformes ont été mises en place pour que les comtés gagnent en indépendance par rapport au gouvernement central. D’autre part, la représentation politique fait l’objet de réformes par la mise en place du système électoral proportionnel. Les conseils de comté deviennent de plus en plus des institutions multifonctionnelles, faisant office de  « super-municipalités » vis-à-vis des autres acteurs de la vie politique locale.

Mesdames et Messieurs,

Le Traité de Maastricht de 1992 a affirmé comme principe directeur de la construction européenne le principe de subsidiarité. Le préambule du traité, qui demande une « Union dans laquelle les décisions sont prises le plus près possible des citoyens », donne une place importante et favorable à l’initiative locale et régionale, en insistant sur la nécessité de mettre le citoyen au centre du processus de décision démocratique et en organisant les compétences selon la proximité du pouvoir par rapport au citoyen.

Le préambule au traité pose, à travers l’adoption du principe de subsidiarité, la contrainte, de reconnaître un rôle politique prépondérant au niveau local et régional au sein mêmes des instances politiques de l’Union européenne. Par la suite, ce principe de subsidiarité a été reconnu et intégré dans le Traité de Lisbonne.

Le Congrès s’est prononcé à plusieurs reprises sur le fait que la subsidiarité nous permet de donner et d’amplifier le concept de « gouvernance multiniveaux » en rendant les décisions et les actes plus transparents pour le citoyen, en lui offrant par ce biais là une chance réaliste d’être en mesure de participer plus activement à l’élaboration des décisions politiques et administratives le concernant. Dans ce cadre, les régions apportent une valeur ajoutée en tant que niveau de pouvoirs entre les collectivités locales et les autorités nationales et européennes, mettant en exergue l’importance du développement régional, notamment dans le contexte de la globalisation / mondialisation.

Permettez-moi de conclure par le rappel que la devise européenne « Unité dans la diversité », présentée par la présidente du Parlement européen et adoptée le 4 mai 2000, est apparu pour la première fois officiellement dans le Traité constitutionnel, en 2004. Légèrement modifiée et devenue « Unie dans la diversité », elle vise à unir les européens autour d’une autonomie régionale réelle, sans pour autant mettre en danger la cohérence nationale des Etats. Pour sa part, le Congrès du Conseil de l’Europe continue à œuvrer pour transformer cet objectif en réalité.

Je vous remercie de votre attention.