La Charte européenne de l’autonomie locale a 25 ans :  une vie richement remplie

Strasbourg, le 26 octobre 2010

Discours par Robert HERTZOG, Professeur Université de STRASBOURG

La Charte européenne de l’autonomie locale est un traité ouvert à la signature des Etats membres du Conseil de l’Europe le 15 octobre 1985. Ce même jour, 10 des 21 Etats qui composaient alors le Conseil, apposèrent leur signature. L’entrée en vigueur nécessitant, aux termes de l’article 15 §2 du traité, que quatre Etats membres au moins aient exprimé leur consentement à être liés par la Charte, intervint le 1er septembre 1988, après que six Etats eurent déposé les instruments de ratification[1].

Il n’y a pas de hiérarchie entre les 210 traités du Conseil de l’Europe, mais cette charte a une place et une importance particulières[2] dues à son objet, aux conditions de son utilisation et à sa large influence, qui n’était guère prévisible à ses origines. Un rapide historique éclairera le destin extraordinaire de ce texte, qui aurait pu n’être qu’un monument solennel mais un peu oublié. (I)

Sa force tient à sa double nature. Traité international liant les Etats, il produit ce que peuvent produire de tels actes. Mais il est aussi la Charte du Conseil lui-même, qui lie ses organes, mais qui leur donne par là même un corps de doctrine solide, tout en étant suffisamment souple pour tenir compte de la grande diversité des situations, qui légitime leur action dans le domaine de l’autonomie locale et a permis des initiatives parfois audacieuses. (II)

La Charte n’est pas pour autant un texte sacré. Elle n’est pas parfaite. Compromis parfois un peu daté, elle n’est pas complète et toutes les questions que pose l’édification d’une démocratie locale n’y trouvent pas de réponse. En outre, nos sociétés sont soumises à de profonds changements démographiques (vieillissement, migrations), économiques, sociaux et culturels. Plus que jamais se voit à l’œuvre la dialectique du local et du global. Profitant de ma liberté d’universitaire, mais aussi de mon expérience passée d’élu local et d’expert auprès du Conseil de l’Europe, je m’autoriserai à terminer mon propos par quelques réflexions prospectives. (III)

I. Les deux vies de la Charte

Le traité de 1985 est le fruit d’un long mûrissement qui montre la difficulté de l’entreprise davantage que la force de son ambition. S’il établit les fondements d’une libre administration locale, démocratique et tournée vers une gestion efficace des affaires publique, il n’annonçait pas de bouleversements pour les Etats membres. Ceux-ci viendront de l’élargissement du Conseil de l’Europe à de nouveaux Etats qui avaient l’obligation de construire une telle administration, ce qui donna à la Charte une valeur renouvelée.

  1. La naissance laborieuse d’un texte de compromis

Il a fallu de longues années pour faire adopter la Charte et à ce moment là de vastes réformes des administrations locales avaient été faites dans la plupart des Etats. On pourrait donc considérer que l’accord avait pu se conclure moins pour créer un outil destiné à faire avancer la démocratie locale qu’à consacrer les progrès déjà réalisés. Le mûrissement d’un grand texte est intimement lié à l’engagement progressif du Conseil de l’Europe dans l’organisation des administrations locales des Etats membres, objet qui ne figure pas dans son statut. Celui-ci cite l’action commune dans le domaine juridique et administratif et fait référence à la liberté politique, dont les libertés locales font partie, ce qui est très général. Il faut donc souligner cette grande originalité du Conseil de l’Europe qui a réussi, par le consentement continu et de ses membres, à se mêler d’une matière qui est interdite aux autres organisations internationales, y compris à l’Union européenne, parce qu’elle est une composante traditionnelle du système constitutionnel des Etats et qu’elle est d’une grande sensibilité politique parce que le pouvoir local est une construction de l’histoire des sociétés autant qu’un produit de législateurs et constituants.

Une Charte a conduit au Congrès lequel a fait une nouvelle Charte ! En effet, le lointain ancêtre de la CEAL est la Charte européenne des libertés communales adoptée le 18 octobre 1953 lors des « Etats généraux des communes d'Europe » tenus à Versailles (France). Simple proclamation politique, elle exprimait les idées qui étaient déjà partagées par des représentants de plusieurs pays européens. Elles servirent à alimenter les débats qui, au sein du jeune Conseil de l’Europe, préparèrent la création, en 1957, de la Conférence des pouvoirs locaux qui deviendra, en 1974, la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux, puis, en 1994, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l'Europe. La résolution statutaire (2000) 1 relative au Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe adoptée par le comité des Ministres le 15 mars 2000, se réfère expressément à la Charte européenne de l’autonomie locale.

Pourquoi le Conseil de l’Europe, organisation intergouvernementale où le pouvoir principal appartient au Comité des ministres, a-t-il dès les années 1950 accordé une attention particulière aux affaires locales, essentiellement communales alors, au point de créer un organe spécialisé dont l’originalité, au sein des organisations internationales, reste remarquable ? Et c’était avec l’accord des gouvernements d’Etats qui étaient dans des logiques plutôt centralisées. La pression des élus locaux organisés aux niveaux nationaux et qui commençaient à nouer des relations transnationales ne suffit pas à tout expliquer.

Deux facteurs nous semblent avoir été d’une importance particulière. Le premier est la reconstruction d’une Europe détruite par la guerre. La reconstruction matérielle demandait une mobilisation des administrations locales, même si le rôle des Etats restait prépondérant. La réforme des institutions publiques obligeait à réfléchir aux transformations qui devaient s’y opérer dans un contexte de mutations démographiques et sociales (concentration urbaine, dépeuplement des campagnes). Le second facteur, plus politique, était ce qu’on a appelé la guerre froide, cette compétition entre deux systèmes économiques, politiques et d’organisation publique. Dans ce contexte la démocratie locale représentait évidemment un autre modèle et était un moyen de mobiliser la classe politique locale, solidement implantée dans les sociétés européennes, au service de ses valeurs.

Lors de sa première session, la Conférence des pouvoirs locaux adopta un projet ambitieux et très moderne. Son avis n° 6 du 14 janvier 1957 sur « la défense et le développement de l'autonomie locale » préconisait l’affirmation de libertés communales et régionales «définies par la Constitution » et « garanties par un droit de recours devant une juridiction indépendante » ! Mais cette idée chemina ensuite très lentement en raison d’événements externes qui créaient d’autres priorités et de la timidité, voire de la franche résistance des gouvernements et de leurs administrations centrales. Le 29 avril 1960, la Commission juridique de l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe fut chargée d'envisager une nouvelle convention - ou un protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 - destinée à assurer la défense et le développement de l'autonomie locale. La Conférence préféra recommander en 1961 la création d'un « instrument juridique spécial et indépendant ». Nouvelles lenteurs. En 1968 la Conférence adopta une déclaration de principe, confirmée par une recommandation de l'Assemblée consultative. Il fallut tout l’activisme des associations d’élus pour relancer le projet en vue de dépasser ces textes sans portée juridique et sans influence réelle sur les Etats pour obtenir en 1981 le vote d'une nouvelle résolution par la Conférence pour débloquer la situation et engager un travail de préparation d’une convention. Comme l’explique ce grand expert qu’est Rinaldo Locatelli, le Congrès n’avait aucun mandat pour écrire une convention mais « nous en avons pris l’initiative, car rien en nous empêchait non plus de le faire »[3]. Le Comité des ministres adopta la version définitive en juin 1985. Elle fut mise à la signature quelques mois après. La Charte est donc bien l’œuvre du Congrès ; il est naturel qu’elle soit sa fierté, sa référence et l’instrument de son influence.

Entre temps, la Communauté économique européenne avait pris son essor et éclipsait quelque peu notre organisation. Mais la consécration des principes d'autonomie locale dans une convention internationale qui reste la première du genre, s’effectua ici, avec un plus grand nombre d’Etats.

Oeuvre difficile et de longue haleine elle était un compromis dans lequel les pouvoirs centraux ne cédaient pas beaucoup. Les principes affichés faisaient consensus et étaient dans l’ensemble déjà en œuvre. La Charte nécessite signature et ratification pour lier les Etats et ces procédures peuvent s’accompagner de déclarations susceptibles d’en limiter les contraintes. Elle venait après les réformes de l’organisation territoriale (regroupements de communes) menées dans certains pays dans les années 1970 (Allemagne, Belgique, Royaume uni, Etats scandinaves) et après la forte relance de la décentralisation en France en 1982. On voyait mal comment elle pourrait peser de manière décisive sur l’évolution des institutions locales. L’article 14 prévoyait seulement une transmission d’informations par les Etats au Secrétariat sur les mesures prises pour adapter leur législation aux obligations de la Charte. Le contrôle ou monitoring se sont largement développés sur la base de décisions internes au Conseil intervenues ultérieurement et qui permettent une pression renforcée sur les Etats.

2. Une renaissance inespérée

La réunification pacifique de l’Europe à partir de 1989 était à la fois espérée par beaucoup et peu prévisible. Elle a eu des conséquences considérables pour le Conseil de l’Europe qui est devenu l’expression et le creuset de cette union politique. L’arrivée massive de nouveaux Etats membres, qui avaient besoin de réformer l’ensemble de leurs institutions politiques, constitutionnelles, juridictionnelles et administratives pour les adapter aux exigences de l’ordre européen défini par le statut et les textes subséquents du Conseil a donné une importance considérable à ceux qui comportaient les effets structurants les plus puissants, la CEDH naturellement, mais aussi la Charte dont la promesse de signature et de ratification faisait partie des engagements demandés aux Etats pour être invités à rejoindre l’Organisation. Les rapports d’évaluation avant l’admission comportaient toujours un relatif à la situation des pouvoirs locaux, qui recensait les principaux ajustements qu’il convenait de prévoir pour se conformer aux principes de la Charte.

La Hongrie fut le premier pays à entrer au Conseil de l’Europe en 1990 ; 16 autres suivirent jusqu’en 1996. De 21 membres en 1985 on était passé à 40[4]. Il y eut ensuite une courte pause, puis de 1999 à 2007 six nouveaux Etats rejoignirent l’organisation européenne venant du Caucase et de l’ex-Yougoslavie, auxquels il faut ajouter, en 2004, la principauté de Monaco.

En Octobre 2010, sur les 47 Etats membres[5] 44 ont signé et ratifié la Charte, seuls Andorre, Monaco et Saint Marin ne sont pas engagés, en raison de la proximité entre Etat et pouvoir local dans ces Etats, mais ils sont associés aux travaux et ne se considèrent pas être en dehors du système de la Charte. Les nouveaux adhérents ont signé et ratifié assez rapidement le traité, conformément à leur promesse, se protégeant éventuellement par des déclarations un peu extensives. Mais le plus remarquable est qu’ils incitèrent d’anciens membres à signer et ratifier alors que des freins intérieurs bloquaient ces procédures, afin de pouvoir se présenter sur la scène internationale comme exemplaires dans leurs institutions locales. Il en alla ainsi de quatre Etats fondateurs du Conseil de l’Europe, la Belgique (1985 ; 2004)[6], la France (1985 ; 2007), l’Irlande (1997 ; 2002) et le Royaume Uni (1997 ; 1998). La Suisse, qui avait intégré le Conseil de l’Europe en 1963, a signé la Charte en 2004 et l’a ratifiée l’année suivante.

Cette progression quantitative entraîna une formidable vivification de la Charte. Depuis près de 20 ans elle est le phare et le repère pour toutes les réformes entreprises dans une vingtaine d’Etats pour établir une administration locale et éventuellement régionale démocratique et moderne. Elle sert de référence aux experts pour l’assistance législative aussi bien que pour les rapports de monitoring que le Congrès a décidé de réaliser en l’absence, là aussi, de tout fondement juridique explicite et qui sont un remarquable outil d’apprentissage collectif des principes dans leur expression formelle mais aussi dans leur signification profonde. Elle est connue des services gouvernementaux et des parlements. Elle sert en permanence d’instrument au Congrès dans des conditions que vous connaissez parfaitement.

Cette utilisation intense a développé une véritable jurisprudence de la Charte, on n’ose écrire un droit dérivé, qui mériterait peut-être d’être mieux partagée entre les différents services et organes du Conseil.

Comme l’a écrit également M. Locatelli dans son propos précité : « La chute du mur de Berlin et la Charte de l’autonomie locale ont façonné le Congrès actuel ».

II. Un texte ÉquilibrÉ : des principes solides autorisant la pluralitÉ de modèLes d’organisation des pouvoirs locaux

La force et la réussite de la Charte sont dans le compromis que ses auteurs ont dû trouver entre deux exigences qui sont fort clairement exprimées dans la résolution prise en 1981 par la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux pour l'Europe pour relancer le projet. Elle invitait les gouvernements à prendre des engagements ayant force obligatoire tout en leur laissant une certaine latitude à l'égard des dispositions par lesquelles ils se considéraient liés, afin de tenir compte des différences de pratiques et de traditions selon les pays.

1. La Charte ne contient pas de modèle spécifique d’administration territoriale

Les grands textes juridiques qui marquent l’histoire ne sont pas bavards. La Charte est relativement courte. Sur ses 18 articles, les six derniers sont consacrés à son propre fonctionnement, ce qui laisse seulement 12 qui comportent des principes et règles relatifs à la garantie de l’autonomie locale.

Elle n’entre pas dans le détail de l’organisation des pouvoirs locaux. Elle ne dessine aucune architecture déterminée et n’est pas le sommaire d’un code des collectivités territoriales. En contrepoint, cela permet de dresser une longue liste de ce qu’elle ne dit pas et qui entre pourtant dans les préoccupations des réformateurs de chaque pays et des experts qui les assistent ou qui évaluent les administrations locales. On n’a aucune indication sur le nombre de niveaux territoriaux. La charte est muette sur la taille des collectivités et sur l’idée d’optimum territorial. Elle laisse le choix pour le type de statut des élus (professionnels ou non), pour celui des agents (droit privé ou fonctionnaires), sur le régime des impôts locaux ou les modalités de la péréquation de ressources qu’elle préconise. Elle ne donne aucun exemple de répartition des compétences et se contente de renvoyer à une méthode de subsidiarité.

Sur toutes ces questions les parlements nationaux conservent un pouvoir discrétionnaire d’appréciation. Ce serait d’ailleurs un exercice vain de vouloir trouver une réponse générale pour tous ces points. Même les pays de l’ex URSS, qui sortent d’un moule unique, ont choisi des orientations différentes et ont adapté les institutions locales à leurs spécificités, ce qui dans la nature même de la démocratie locale.

Il était donc indispensable que la Charte reste à un certain niveau de généralité et se contente de poser des principes fondamentaux d’un système d’administration locale démocratique et attentif aux besoins des habitants. Elle pouvait dès lors n’être qu’un ensemble de proclamations générales ayant peu de prise sur les réalités. Or ceci n’est pas le cas.

2. Un ensemble de principes liant les etats et confortant le pouvoir du Conseil de l’Europe

La grande originalité de ce texte, qui était voulue par ses auteurs, est qu’il s’adresse à deux séries d’acteurs. Convention internationale, il impose aux Etats signataires d’en respecter les clauses et de mettre leurs institutions en conformité. A ce titre, ses effets sont difficiles à mesurer. Dans les anciens pays, ils sont plutôt modestes, mais ils sont d’une grande importance dans les nouveaux. Produit du Congrès, expression d’une vision claire et forte du pouvoir local, elle est aussi l’instrument politique de son pouvoir, à la fois corps de doctrine et référence juridique.

La nature même de l’instrument juridique pouvait faire douter de sa capacité à influencer l’orientation des politiques territoriales et des réformes administratives. Sa force dans l’ordre interne est très variable. La plupart des constitutions des Etats membres ont adopté un système juridique moniste, qui signifie que les traités sont supérieurs aux lois ordinaires et peuvent, sous certaines conditions, être directement invoquées devant les juridictions nationales. Mais il faut faire des distinctions entres pays avec et sans juridiction constitutionnelle. Et le juge constitutionnel accepte ou non de vérifier la conformité des lois aux traités. Il arrive pays qu’il s’appuie expressément sur les principes de la Charte et sur l’interprétation généralement donnée. Quand les juridictions ordinaires ont un pouvoir de contrôle ce n’est généralement que sur une procédure par voie d’exception et non par une action directe contre la loi.

L’effectivité des principes de la Charte est donc soumise à bien des aléas, d’où l’extrême importance d’une surveillance externe exercée par des voies assez pragmatiques, tant par le Congrès que par les services du Secrétariat et le Comité des ministres. Elle est ainsi le fondement d’une importante activité de monitoring et d’assistance qui, sans la Charte, n’aurait pas pu avoir lieu ou ne se serait pas développée avec la même efficacité. Il est très important que les différents acteurs disposent à cette occasion de références stables et reconnues, qui ne sont pas constamment remises en discussion par des spécialistes ou par des débats politiques, suffisamment générales pour s’appliquer à toutes les situations, et suffisamment fermes pour n’être pas l’objet de tant d’interprétations possibles qu’elles ouvrent la porte aux marchandages circonstanciels.

On n’a pas le temps de passer en revue les apports de la Charte à une doctrine politique commune de l’autonomie locale en Europe, à la formation de concepts juridiques et à la rationalisation de l’organisation publique et de son fonctionnement. Ayant travaillé sur plus d’une douzaine de pays et lu vos rapports je pourrai prendre de nombreux exemples.

La Charte a cité la première la subsidiarité comme méthode pour penser l’organisation des pouvoirs publics en plusieurs niveaux et grâce à elle cette idée est maintenant mieux comprise et est à l’esprit de tous les praticien et responsables politiques, quoique sa mis en œuvre reste compliquée. Elle a permis de faire une claire distinction entre les pouvoirs propres des autorités locales et les pouvoirs qu’elles exercent comme délégués de l’Etat. De ce fait on a une compréhension de la différence entre les deux administrations territoriales présentes dans beaucoup d’Etats, celle qui représente un pouvoir de déconcentration de l’Etat et celle qui est l’expression de l’autonomie locale. Bien qu’il n’y ait pas de dispositions détaillées sur les finances, les principes de la Charte sont ceux qu’on trouve maintenant dans certaines constitutions. La reconnaissance des associations, qui jouent un rôle si essentiel au Congrès et leur implantation vivante dans les différents pays sont dus à la charte de même que la reconnaissance du droit des collectivités à coopérer entre elles qui sera un moyen essentiel pour faire face aux effets de la crise. La Charte affirme la nécessité d’un contrôle sur les actes des autorités locales en même temps qu’elle en fixe les limites, ce qui est un élément majeur de l’équilibre des systèmes publics. Elle a poussé à réaménager le statut des villes capitales, à la fois spécial et conforme aux principes généraux.

De manière moins visible, mais aujourd’hui extrêmement importante, la Charte a permis que se nouent de solides coopérations entre le Conseil de l’Europe et d’autres organisations internationales, l’UE, l’UNDP, l’OSCE, voire l’ONU, lorsqu’elles veulent intervenir dans des politiques où les autorités locales sont concernées ou lorsqu’elles se soucient de la qualité de l’organisation territoriale. Le Conseil de l’Europe apporte un corps de principes éprouvés, une expérience et une expertise, une base juridique qui sont appréciés et parfois indispensables pour engager ces actions. La Charte est aussi un argument pour essayer d’obtenir une certaine coordination de l’action des nombreuses ONG qui ont sur le terrain des moyens d’action importants qu’elles doivent mettre en perspective avec une vision plus large.

III. en guise de prospective : la charte reste-t-elle un bon instrument face aux nouveaux enjeux du pouvoir local et regional ?

La Charte de 1985 n’est pas un monument achevé qu’il faudrait conserver tel quel. Les sociétés changent rapidement, parfois très profondément dans leur substance la plus locale. Tous les grands problèmes de la société moderne ont une expression territoriale et les relations des citoyens au pouvoir politique évoluent. Les deux lignes de force sur lesquelles la charte devrait évoluer dans les cinq ans qui nous séparent de son trentième anniversaire et probablement encore longtemps après, sont, d’une part, la consolidation de la démocratie locale et, d’autre part, l’indispensable perfectionnement de la production de services publics aux habitants.

  1. Le renforcement de la démocratie locale : approfondissement ou extension de la Charte ?

Le renforcement de la démocratie locale peut se faire soit par l’approfondissement des dispositions existantes, dont on cherchera à tirer toute la substance, soit par un ajout de dispositions complémentaires.

* Sur le premier aspect, l’expérience retirée des intenses travaux menés depuis quinze ans par le Congrès et le Secrétariat ainsi que par  de nombreux pays montre que la Charte n’a pas épuisé ses effets et qu’il reste beaucoup à faire pour mettre les institutions locales au niveau de qualité requis par une interprétation raisonnablement ambitieuse de la Charte. L’énoncé des principes fondamentaux dans les législations nationales n’épuise pas le travail de ceux qui doivent veiller à la réalisation la plus achevée des promesses qui y figurent.

On pourrait prendre de nombreux exemples. Ainsi le rôle respectif des assemblées locales et des exécutifs n’est pas partout clairement établi. Il est des pays où des pouvoirs exécutifs importants sont accordés en propre à des organes qui n’émanent pas du suffrage universel, même indirectement.

Les élections des assemblées et des exécutifs se déroulent en général dans des conditions formelles satisfaisantes. Toutefois, les intérêts à court terme des partis politiques consistent souvent à nationaliser les thèmes et les enjeux des élections locales, car ils sont plus intéressés à l’impact global des résultats qu’à la situation de chaque collectivité. Or, on vide ainsi la démocratie locale d’une part de sa substance. Les personnes qui sont élues sur des enjeux nationaux ne peuvent pas ensuite se plaindre que l’Etat veuille se mêler des affaires locales pour lesquelles elles n’ont ni cherché, ni obtenu un mandat du peuple qui pourrait être opposé au pouvoir central. Le Congrès a l’autorité et la hauteur de vue suffisantes pour oser réfléchir à une déontologie des campagnes électorales locales afin que les citoyens soient consultés sur l’exercice des compétences effectives que les futurs élus auront à exercer et que ce soit sur celles-ci qu’ils prennent des engagements qui auront, ou non, l’aval des électeurs.

On pourrait aussi prendre l’exemple des compétences, de la subsidiarité ou de la liaison entre ressources humaines et la capacité à recevoir de nouvelles compétences, pour expliquer que ces sujets mériteraient encore des travaux d’interprétation et d’approfondissement du texte actuel.

Plus généralement ce serait un grand pas en avant, à la fois symbolique et concret, si les Etats revoyaient leurs déclarations limitant leurs obligations au regard de la charte, dans le sens d’une réduction voire d’une suppression complète. En effet, afin de faciliter le consensus pour l’adoption de la Charte et pour tenir compte de la diversité des situations, y compris dans les Etats fédéraux qui ont de multiples systèmes d’administration locale, l’art. 12 de la Charte, intitulé « Engagements », permet aux parties de ne se considérer comme liées que par vingt au moins des paragraphes de la partie I de la Charte dont au moins dix doivent être choisis dans une liste énoncée par le traité. Au moment du dépôt de son instrument de ratification, chaque Etat notifie au Secrétaire Général les paragraphes retenus. Il peut à tout moment ultérieur, notifier qu'il accepte de se lier par tout autre paragraphe. L’article 13 de la Charte  dispose que les principes d'autonomie locale qu’elle contient « s'appliquent à toutes les catégories de collectivités locales existant sur le territoire de la Partie » mais que celle-ci peut, au moment du dépôt de l’instrument de ratification « désigner les catégories de collectivités locales ou régionales auxquelles elle entend limiter le champ d'application ou qu'elle entend exclure du champ d'application ». Enfin, l’article 16 comporte une clause territoriale, aux termes de laquelle l’Etat peut « désigner le ou les territoires auxquels s'appliquera la présente Charte », ce qui a surtout pour effet d’indiquer, en négatif, ceux auxquels elle ne s’appliquera pas et qu’on peut supposer être ceux où les principes d’autonomie sont les moins respectés. Une nouvelle déclaration peut à tout moment revenir sur ces restrictions et annoncer vouloir étendre l'application de la Charte à d’autres territoires ou à l’ensemble du territoire national.

La combinaison de ces clauses matérielles et territoriales laisse donc une grande latitude aux Etats pour se soustraire aux obligations de la Charte qui pourrait ressembler à une protection a minima. Seuls 13 Etats sur les 44 qui ont ratifié la Charte n’ont pas utilisé ces facultés et les déclarations déposées comportent des limitations d’importance très variable. En pur doit, le système de la Charte est donc un ensemble à géométrie variable et avec de grandes asymétries.

La réalité est différente. Beaucoup de responsables nationaux ont oublié ces déclarations qui étaient motivées initialement par des craintes ou situations qui ont aujourd’hui disparu. Certes dans les travaux de monitoring, le Congrès ou le Comité des ministres ne pourrait pas en faire abstraction. Néanmoins, il n’est pas interdit de signaler à un Etat que le fait d’écarter telle clause ne permet pas de considérer son système comme entièrement satisfaisant au regard de l’esprit de la Charte. Dans les relations d’assistance législative ou d’expertise des projets de loi on considère presque toujours la Charte comme une et complète, les autorités nationales ayant la faculté de ne pas prendre en considérations les observations du Secrétariat.

Le Congrès pourrait donc prendre l’initiative d’un grand mouvement de toilettage des déclarations, vertueusement sacrifiées par les Etats sur l’autel de l’autonomie locale, seules étant conservées celles qui paraissent encore déterminantes à quelques Etats.

* Sur le second aspect, on notera que l’extension de la charte a déjà eu lieu. On pourrait d’abord évoquer la tentative de créer une charte de l’autonomie régionale qui aurait représenté un prolongement de la Charte actuelle. On a découvert à cette occasion les difficultés de l’exercice. Il faut être ici beaucoup plus précis et définir la catégorie région, alors que la Charte ne définit même pas l’unité territoriale de base la plus banale, la commune. On se heurte aussitôt aux nombreuses particularités géographiques, institutionnelles ou politiques des Etats. Il faut également préciser les compétences matérielles ou, du moins, les finalités et missions centrales de l’organisme région. S’écartant du terrain des principes structurants pour entrer dans la définition de modèles d’autonomie on accroît la complexité de la tâche et les risques de désaccords.

L’exemple réussi est le « Protocole additionnel à la Charte européenne de l'autonomie locale sur le droit de participer aux affaires des collectivités locales », adopté lors de la Conférence d’Utrecht, le 16 novembre 2009. Il montre d’autres problèmes provenant de telles extensions : un risque de redondance avec d’autres conventions, celui d’être trop détaillé en voulant trop réglementer. On entend parler d’autres projets, par exemple sur les droits de l’homme dans la ville. Si c’est pour dire que les droits de l’homme s’y appliquent aussi il n’est pas besoin de charte et si c’est pour monter comment ces droits doivent s’inscrire dans les différentes politiques on s’engage dans de complexes débats sur leurs contenus et modalités. La démocratie locale demande que le pouvoir respecte certaines règles éthiques, que l’administration locale soit soumise à des obligations de transparence, etc. Cette dimension de la bonne administration, très présente dans les travaux du Congrès, n’est pas inscrite de manière expresse dans la Charte et pourrait mériter des dispositions nouvelles.

La multiplication des objectifs et un foisonnement de dispositions pourraient cependant atténuer leur impact réel et conduire à un certain écrasement des priorités, à la dispersion des contrôles et de l’assistance législative, alors qu’il reste tant à faire sur les fondamentaux.

  1. face à la crise, les nouveaux défis et enjeux pour le pouvoir local : garantir la qualité des services aux habitants et la cohésion des territoires

Le perfectionnement de la gestion locale et de la production de services publics aux habitants, qui a déjà beaucoup occupé les travaux du Congrès, pourrait devenir sa préoccupation dominante. La tension sur les ressources nécessaires pour financer les administrations et la protection sociale sera durable et ira peut-être même en s’aggravant. Les administrations locales n’ont pas les instruments pour réguler les grands agrégats macro économiques. Mais il sera essentiel qu’elles puissent démonter qu’elles sont capables de garantir la meilleure utilisation de l’argent public au service des citoyens. Le Conseil de l’Europe devra porter une grande attention à la deuxième légitimation de l’autonomie locale : l’efficacité de la gestion publique. La crise oblige à démontrer que les avancées importantes qui ont été faites dans les instruments de la gestion financière, des politiques de solidarité, du développement local et régional, dans la diffusion des bonnes pratiques, le rehaussement de l’expertise professionnelle des agents locaux, etc., permettent de conserver la pleine autonomie des pouvoirs locaux et devraient même amener leur extension.

Car il y a un grand risque qu’au motif d’une insuffisante efficacité des administrations locales on réduise leurs moyens sous couvert de la nécessaire maîtrise des dépenses publiques. Un nouveau centralisme menace, qui va au-delà de l’Etat et qui accompagne la globalisation. Les grandes organisations internationales spécialisées dans les politiques de redressement financier (le FMI, principalement) sont traditionnellement peu favorables à la décentralisation dans laquelle elles voient une cause de surcoûts de structures, de fragmentation des politiques, de gaspillage d’argent par opportunisme électoral, etc.

Pourtant, la Conférence internationale organisée au Palais de l’Europe à Strasbourg les 11 et 12 octobre 2010 sur « Pouvoir local : les réponses à la récession en Europe » a montré comment les collectivités savent réagir à la situation. Elle a permis de dégager des enseignants généraux qui concluent qu’un pouvoir local fort, capable de concevoir des stratégies d’anticipation et doté de la volonté de coopération avec les différents acteurs publics, peut mener des politiques très pertinentes. Il doit faire montre d’innovation et de réactivité. La pression des besoins financiers devrait hâter certaines révisions structurelles qui étaient en attente : les fusions de collectivités, la coopération intercommunale mais aussi celle entre les niveaux supérieurs, l’établissement de nouveaux rapports avec le monde économique, etc. On a besoin de personnels encore plus compétents et formés.

D’importants changements, parfois déjà en cours, vont devoir se faire, sans qu’ils puissent faire l’objet d’un encadrement normatif européen. Moins que jamais, il faut chercher à inventer des modèles d’efficience qui seraient applicables à 47 Etats. Mais, plus que jamais, il faut soutenir les capacités d’invention et diffuser rapidement les expériences qui réussissent.

Cela n’appelle pas, du côté du Conseil de l’Europe et du Congrès de nouvelles règles, mais d’autres formes d’action qui puissent soutenir l’effort des collectivités. L’avenir reste ouvert ; il appelle encore beaucoup de travail. Je fais confiance au Congrès pour le mener.



[1]Allemagne, Autriche, Chypre, Danemark, Liechtenstein, Luxembourg.

[2] On la range parfois avec la CEDH, son grand ancêtre qui fête cette année ses 60 ans, parmi les traités majeurs qui expriment les missions principales du Conseil de l’Europe.

[3] In 50 ans de démocratie locale et régionale, Ed. du CdE 2007, p. 53.

[4] Saint Marin avait adhéré en 1988 et la Finlande en 1989.

[5] C’est à dire toute l’Europe géographique, plus trois Etats du Caucase, avec la seule exclusion de la République de Belarus et du Kosovo.

[6] Le premier chiffre est celui de la signature et le second celui de la ratification.