L’Etat des gouvernements locaux en Europe

Diputació Barcelona, Espagne 14 novembre 2013

Discours de Marc Cools, Premier adjoint au maire à Uccle (Bruxelles-Belgique), Vice-Président du Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux du Conseil de l’Europe

Monsieur le Président,

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux d’intervenir aujourd’hui dans cette conférence sur l’efficience des gouvernements locaux organisée par la Députation de Barcelone.

J’ai un peu l’impression quand je viens en Catalogne d’être chez moi. Cela fait 46 ans que j’y passe chaque année mes vacances. Au début avec mes parents, aujourd’hui avec mes propres enfants. J’ai vu pendant cette période cette région se transformer profondément : politiquement, économiquement et culturellement.

Depuis la fin du régime franquiste l’Espagne est devenue une vraie démocratie. Les structures politiques du pays ont fortement évolué dans le sens d’une décentralisation. Dix-sept Communautés Autonomes ont été créées. La Catalogne a retrouvé une large autonomie avec la recréation de la «  Generalitat de Catalunya ». Les villes et communes se sont vues dotées de pouvoirs réels.

Je me rappelle qu’à la fin des années soixante la Catalogne était très pauvre. Aujourd’hui elle connaît le même niveau de développement économique que mon propre pays, la Belgique. La Catalogne a su tirer profit de l’intégration de l’Espagne à l’Union Européenne. L’action des pouvoirs locaux et régionaux catalans est probablement également pour partie responsable de cette transformation économique et sociale.

La ville de Barcelone est devenue culturellement une ville qui a un rayonnement international important. La langue catalane a pris une place de premier plan qu’elle n’avait pas dans le passé.

On m’a demandé de vous parler de l’autonomie locale en Europe. Celle-ci est très variable selon les pays. Je viens de présenter au Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux du Conseil de l’Europe  un rapport sur l’Ukraine. Le degré de l’autonomie locale et régionale y est très limité. C’est un héritage du centralisme de l’ex-URSS. Les communes et les Régions (les  « Oblasts » comme on les nomme) disposent de très peu de ressources propres. Le potentiel fiscal des collectivités locales est évalué en Ukraine à 20 euros par habitant contre 400 euros en Pologne et 2000 euros en Allemagne. L’Etat central délègue d’autre part des compétences aux entités territoriales sans transférer un financement suffisant pour celles-ci.

Ce débat du financement des compétences transférées n’est pas propre à l’Ukraine. Il existe partout en Europe et en particulier en Espagne. Il a conduit le Parlement espagnol à adopter la loi entrée en vigueur en 2012 sur la stabilité budgétaire et la viabilité financière de l’administration publique. Cette loi prévoit qu’une compétence ne pourra plus être transférée vers les pouvoirs locaux sans que son financement ne soit assuré. En Autriche ce type de législation existe depuis longtemps et il y a une obligation de consulter les pouvoirs locaux avant toute décision prise par l’Etat ou un Lãnder qui pourrait avoir une conséquence financière pour lesdits pouvoirs locaux. A défaut une action en annulation de la décision prise est possible devant la Cour Constitutionnelle. Cela c’est déjà produit.

L’Autriche est un modèle de concertation entre l’Etat central, les Régions et les pouvoirs locaux. Lorsqu’il y a par exemple des discussions sur le pacte de stabilité de la zone euro et sur les efforts à faire par chaque niveau de pouvoir pour respecter les engagements de l’Autriche dans le cadre de ce pacte, les associations de villes et communes sont associées à la négociation. C’est très rarement le cas dans les autres pays européens. Au mieux une concertation se noue entre l’Etat central et les Régions.

Trop souvent les décisions prises au niveau de l’Etat ou de ses Régions ont des conséquences sur les finances des collectivités locales sans que celles-ci aient leur mot à dire. Il est  très facile pour les niveaux de pouvoirs «  supérieurs » de reporter des charges sur les collectivités locales ou d’en diminuer les recettes fiscales afin de préserver les leurs.

Pour en revenir à l’Ukraine, les pouvoirs locaux et régionaux n’y disposent même pas en général du contrôle de l’administration territoriale correspondant à leur niveau de pouvoir.  Ce contrôle est dans les mains de l’Etat central. Plusieurs villes, dont la capitale Kiev, n’ont plus depuis de longues périodes de maires élus. Ceci étant une volonté profonde de changement existe. Le Président de la République soutient une réforme d’envergure qui vise à moderniser et démocratiser son pays et à y créer une réelle autonomie locale et régionale. Les pouvoirs locaux et régionaux sont associés aux discussions sur cette réforme et à l’élaboration de celle-ci. Ceci conformément à la Charte européenne de l’autonomie locale.

Cette charte  élaborée par le Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux du Conseil de l’Europe, que j’ai le plaisir de représenter aujourd’hui, a été ratifiée par les 47 pays membres du Conseil de l’Europe. C’est à dire tous les pays européens sauf la Biélorussie. Elle s’applique donc à un territoire immense et à quelque 800 millions d’européens. Elle énonce les règles fondamentales garantissant l’indépendance politique, administrative et financière des collectivités locales. Elle incarne   l’idée que le degré d’autonomie dont jouissent les collectivités locales peut être considéré comme la pierre angulaire d’une démocratie véritable. Elle s’applique à tous les niveaux ou catégories de collectivités locales de chaque Etat membre et aussi, mutatis mutandis, aux collectivités territoriales de niveau régional. Elle précise en son article 4.6 que «  Les collectivités locales doivent être consultées, autant qu’il est possible, en temps utile et de façon appropriée, au cours des processus de planification et de décision pour toutes les questions qui les concernent directement ».

L’article 85 de « l’Estatut de Catalunya » prévoit un Conseil des Gouvernements Locaux qui est l’organe de représentation des communes  au sein des institutions de la Generalitat. Le Conseil doit être entendu lors des débats parlementaires portant sur les initiatives législatives, les plans et normes réglementaires pouvant affecter les administrations locales. Un tel Conseil, s’il a été effectivement mis en œuvre, répond au souhait de la Charte.

La concertation cela ne concerne pas uniquement les relations entre pouvoir public mais aussi les relations entre ceux-ci et les citoyens. C’est pourquoi mon collègue Leen Verbeek et moi-même avons insisté dans notre rapport sur la démocratie locale et régionale en Espagne pour que ce pays ratifie le Protocole additionnel à la Charte européenne de l’autonomie locale sur le droit de participer aux affaires des collectivités locales.

Un autre point qu’a souligné notre rapport est que la crise économique et financière ainsi que la crise immobilière ne sont pas les seules responsables de la situation très difficile actuelle des collectivités locales en Espagne. Il y a eu aussi des problèmes de bonne gouvernance comme parfois certaines dépenses irrationnelles et des investissements extrêmement couteux et inutiles. Même si le phénomène reste exceptionnel, certaines affaires de corruption ont éclaboussé la classe politique. Les gestionnaires de nombreuses caisses d’épargne régionales ont joué avant 2008 à l’apprenti sorcier. Cela a également été le cas en Belgique et en France avec la banque des communes qui était Dexia. Ce n’est peut être pas par hasard non plus que l’Allemagne ne veut pas que la Banque Centrale Européenne contrôle les nombreuses banques régionales dans ce pays.

J’ai eu la chance d’effectuer pour le Conseil de l’Europe des missions de rapporteur de la démocratie locale et régionale dans trois pays : l’Autriche, l’Espagne et l’Ukraine. Cela a été pour l’élu local que je suis une expérience très riche de pouvoir nouer un dialogue politique avec des mandataires élus d’autres pays que le mien. On se rend compte lorsqu’on effectue ce type de mission que notre horizon dépasse les limites de notre commune, de notre région ou de notre pays. Nous faisons partie d’un même grand ensemble européen où nous avons beaucoup à apprendre, à partager et à construire les uns avec les autres.

Les problèmes ne se posent pas toujours en terme très différents dans tous les pays. Il y a par exemple un point commun entre l’Autriche, l’Espagne et l’Ukraine. C’est le nombre incalculable de très petites communes. La logique de la bonne gestion et des économies d’échelle voudrait que des fusions de communes soient réalisées. C’est ce qui est envisagé en Ukraine. Beaucoup d’élus locaux ont compris qu’il y allait de leur réelle influence sur la gestion locale. Des entités locales plus grandes ont parfois pour conséquence que les citoyens disposent de plus de pouvoirs au niveau local. C’est ce qui a poussé à une fusion des communes il y a une quarantaine d’années dans mon pays. Quand les collectivités locales sont trop petites, les décisions d’intérêt local finissent par se prendre par des niveaux de pouvoirs plus éloignés du citoyen.

En Autriche et en Espagne, il y a une résistance quasi culturelle aux fusions de communes. C’est le même esprit qui prédomine dans un pays comme la France.

En Autriche l’handicap des petites communes a pu être plus ou moins surmonté par un processus d’intercommunalisation d’un certain nombre de services.

En Espagne ce sont les députations provinciales et parfois d’autres structures comme les «  comarcas» qui jouent un rôle de soutien aux petites entités locales. Le gouvernement central espagnol envisage de renforcer encore le rôle des provinces et qu’elles prennent obligatoirement en charge tous ce que les communes ne sont pas à même de faire. On peut le comprendre. J’ai été surpris lors de ma visite à la Cour des Comptes de la Communauté  Autonome de Madrid de constater que deux communes sur trois, je dis bien deux sur trois, ne  remettaient pas à la Cour des Comptes, comme la loi les oblige, une reddition de leurs comptes. J’ignore si la situation est différente en Catalogne. Je ne crois pas que celle de la Communauté de Madrid soit unique en Espagne. Elle montre qu’il y a une difficulté de gérer de toutes petites communes qui ne comptent parfois que quelques dizaines ou centaines d’habitants.

Tous les gouvernements espagnols successifs ont échoués à ce jour dans leur volonté de réformer l’institution provinciale. Ce débat va pourtant, à mon sens, devoir se dérouler en Espagne comme il a lieu dans  plusieurs pays européens. Les questions sont les mêmes partout. Quel rôle ? Quelle mission donner à ce niveau de pouvoir intermédiaire entre le niveau régional et local ? Le renforcement du rôle des provinces semble à l’ordre du jour en Espagne. Il pose inévitablement la question de l’opportunité de conserver les « Comarcas ».

La réorganisation des pouvoirs locaux est au centre de beaucoup de débats en Europe. Le mois dernier lors de la 25ème session du Congrès des Pouvoirs Locaux à Strasbourg nous avons entendu un rapport sur  la réforme en cours en Irlande. En Espagne la question est aussi d’actualité avec la réforme «  Une compétence, une administration » voulue par le gouvernement de Mariano Rajoy et dont l’examen a débuté ou devrait débuter très prochainement au Parlement espagnol. Cette réforme n’est pas sans intérêt pour les pouvoirs locaux et peut  contribuer à améliorer leur financement et leur fonctionnement. Il y aura toutefois lieu d’être vigilant au respect du principe de subsidiarité dans la répartition des compétences entre les différents niveaux de pouvoirs. Dans notre rapport sur l’Espagne, nous avons proposé un dialogue tant avec la Fédération Espagnole des Communes et Provinces qu’avec les différentes communautés autonomes en tenant compte, dans la mesure du possible, des particularités institutionnelles et historiques de certaines d’entre elles pour les réformes à adopter.

A noter que dans plusieurs pays européens, dont la Belgique, l’émergence des régions s’est accompagnée d’un centralisme régional plus fort que ne l’était le centralisme de l’ancien Etat national. L’histoire récente a montré en Espagne  que les Communautés Autonomes avaient transféré des compétences aux communes sans les moyens pour les financer. Elles ont eu aussi une tendance à recourir à la délégation de compétences plutôt qu’à une attribution directe de celles-ci aux collectivités locales. Ce qui peut conduire à un contrôle d’opportunité de l’action des pouvoirs locaux qui va à l’encontre des objectifs de la Charte européenne de l’autonomie locale.

La crise financière et économique a durement frappé en Europe toutes les collectivités locales et régionales. Celles-ci sont confrontées d’une part à un resserrement de leur base de revenus et d’autre part à l’obligation de renforcer la protection sociale des citoyens dans un contexte d’augmentation de la demande d’assistance provenant de nos concitoyens les plus vulnérables et les plus touchés par la crise. Mes collègues Svetlana Orlova  de la Fédération de Russie, et Barbara Toce , d’Italie, ont présenté fin du mois dernier à la 25ème session du Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux un très intéressant rapport intitulé «  Réponses des collectivités locales et régionales à la crise économique ». Ce rapport peut être consulté sur le site internet du Conseil de l’Europe. En voici quelques  unes des conclusions :

-          Les collectivités locales et régionales doivent être reconnues en tant qu’acteurs à part entière dans le redressement économique et être par conséquent associées aux décisions relatives aux politiques et stratégies de relance. Un bon exemple à suivre à cet égard est celui de l’Islande, où les consultations directes entre les autorités nationales et locales ont produit d’excellents résultats ;

-          Les pouvoirs nationaux doivent inverser la tendance actuelle à la recentralisation et davantage décentraliser la prise de décision en matière budgétaire ;

-          La relance des investissements dans les infrastructures locales et régionales doit être une priorité, afin de promouvoir la compétitivité locale, d’encourager les investissements privés et de stimuler l’emploi ;

-          Encourager la coopération tant horizontale, avec d’autres collectivités locales et régionales y compris par-delà les frontières, que verticale, avec les autres niveaux de gouvernance, afin de bénéficier d’économies d’échelle ;

-          Promouvoir une culture d’efficacité et de prudence dans la définition des priorités et l’utilisation des fonds publics ainsi qu’une culture de partenariat avec les collectivités et les organisations voisines, les entreprises et les organismes sociaux, le secteur associatif, les universités et les institutions de recherche ;

-          ….

Le débat sur le financement des collectivités locales et régionales est présent partout en Europe. Il est particulièrement aigu en Catalogne. Le souhait de très nombreux responsables catalans est que leur Communauté Autonome  puisse bénéficier du même statut fiscal que le Pays-Basque. L’observateur extérieur que je suis n’est pas loin de penser qu’une évolution du statut fiscal de la Catalogne et une plus grande autonomie financière de celle-ci ne serait pas sans influence pour modérer certaines revendications indépendantistes.

Mais revenons à l’autonomie locale. J’en suis un ardent défenseur. C’est au niveau local que la participation citoyenne peut le mieux exister. L’application du principe de subsidiarité, qui veut que ce soit le niveau de pouvoir le mieux à même d’assumer une compétence qui l’exerce, renforce l’efficacité de l’action publique.

Une autre raison pour laquelle l’autonomie locale est essentielle c’est le fait qu’elle permet un contact direct entre l’élu et le citoyen. Ce n’est pas un hasard si dans les pays qui autorisent un cumul des mandats politiques si les élus nationaux et régionaux aiment avoir un mandat local. C’est parce que celui-ci leur permet ce contact direct et dès lors de mieux connaître et comprendre la réalité que vit leurs concitoyens. Ceux qui n’ont pas ce contact risquent vite de se retrouver isolés dans une tour d’ivoire. Encore faut-il que les élus locaux ne soient pas de simples boîtes aux lettres mais disposent d’un réel pouvoir de décision pour les sujets d’intérêt local.

La démocratie ce n’est pas la verticalité du pouvoir. Celle-ci s’accompagne toujours d’une technocratie qui constitue un écran entre l’élu et le citoyen. La démocratie c’est le partage du pouvoir. Une autonomie locale et régionale conduit à des majorités politiques qui ne sont pas identiques à tous les niveaux de pouvoirs et par là même garantit le bon fonctionnement de la démocratie.

Une démocratie n’est vivante que si les citoyens s’intéressent à la chose publique. Il nous faut  combattre l’indifférence trop grande de nos concitoyens vis à vis de la politique et les encourager à s’intéresser à la gestion publique. C’est au niveau local que cet objectif est le plus facile à concrétiser.

La gestion publique  c’est un triangle. Un premier côté du triangle ce sont les citoyens, un second ce sont les mandataires élus qui les représentent, un troisième ce sont les fonctionnaires qui mettent en œuvre les politiques voulues par les mandataires en réponse aux demandes et besoins de leurs concitoyens. Ces trois acteurs de la gestion de la Cité ont chacun leur rôle à assurer et doivent le faire avec le sens de l’intérêt général.

Ce que nous vivons aujourd’hui c’est plus qu’une crise économique, sociale et financière.  C’est une mutation de société. Dans un tel contexte l’innovation et l’ouverture d’esprit face au changement sont essentielles.

Une citoyenneté active couplée avec une bonne gouvernance sont les meilleures garanties pour permettre cette innovation et cette ouverture au changement. La bonne gouvernance c’est aussi éviter lorsqu’on gère une collectivité territoriale de se laisser enfermer dans la dictature du quotidien, dans les affaires courantes. Il faut toujours inscrire son action dans le long terme et penser à demain.

Je voudrais avant de conclure vous dire que les propos que j’ai tenus librement ce matin pour lancer votre réflexion de ce jour n’engagent évidemment que moi et pas le Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux du Conseil de l’Europe.

Je crois en l’engagement politique. Seul celui-ci  permet de changer les choses. Il doit être guidé par la recherche de l’intérêt général. C’est bien souvent au niveau local que l’on voit le plus concrètement les résultats de son action politique. Alexis de Tocqueville écrivait dans son ouvrage «  De la démocratie en Amérique » : «  Sans institutions communales, une Nation peut avoir un Gouvernement libre, elle n’a pas l’esprit de la liberté ». Notre ambition au Conseil de l’Europe en militant pour une réelle autonomie locale partout en Europe est que cet esprit de liberté puisse partout souffler sur notre continent.

Merci de votre attention.