14e SESSION PLENIERE
CG(14)6REP
11 mai 2007

Les liens entre la démocratie locale et régionale et les droits de l’homme

Contribution du Congrès au Forum pour l’avenir de la démocratie
(Sigtuna, Suède, les 13 – 15 juin 2007)

Keith Whitmore, Royaume-Uni, (R, GILD)

Rapport
Commission institutionnelle

 

Résumé :

Le présent rapport est une contribution du Congrès au prochain Forum pour l’avenir de la démocratie, qui sera organisé à Stockholm et à Sigtuna/Suède du 13 au 15 juin 2007 sur le thème «Pouvoir et participation -  l’interdépendance entre la démocratie et les droits de l’homme».

Il s'appuie sur le droit international, national et européen et sur les tendances politiques récentes pour souligner les rapports qui existent entre les droits de l'homme et la démocratie locale et régionale. Il fait observer que les Etats nations ne peuvent plus être envisagés comme les seuls gardiens ou dispensateurs des droits de l'homme. Tous les niveaux de la vie publique mais surtout, en raison de leurs compétences et de l'impact immédiat de leurs décisions sur les citoyens, les collectivités locales et régionales, ont un rôle majeur à jouer dans la protection et la promotion des droits de l'homme. Le rapport démontre à partir de plusieurs exemples que la réflexion commune sur la protection des droits de l'homme aux niveaux local et régional vient à peine de commencer. Il conclut en recommandant une liste de principes matriciels pour servir de dénominateur commun à tous les acteurs impliqués dans la protection des droits de l'homme aux niveaux local et régional.

R : Chambre des régions / L : Chambre des pouvoirs locaux
GILD : Groupe Indépendant et Libéral Démocratique du Congrès
PPE/DC : Groupe Parti Populaire Européen - Démocrates Chrétiens du Congrès
SOC : Groupe Socialiste du Congrès
NI : Membre n’appartenant à aucun groupe politique du Congrès


I –  Le cadre juridique de la protection des droits de l’homme: Etats, acteurs privés et pouvoirs publics.

1. La problématique des droits de l’homme se trouve à l’interface du droit international et du droit interne. D’un côté comme de l’autre, l’Etat a longtemps monopolisé la fabrication du droit, au nom de l’idée même de souveraineté. Fruit de cette conception statocentrée, même si elle avait pour objet de la contrecarrer, la Convention européenne des droits de l’homme a longtemps occulté la dimension infra-étatique des droits de l’homme.

1°/ Le droit international.

2. Dans le système interétatique classique, seul l’Etat est titulaire de droits et d’obligations. Bien plus l’Etat ne peut esquiver sa responsabilité internationale, en invoquant son organisation constitutionnelle, comme l’a souligné l’article 27 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités : « Une partie ne peut  invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité (…) ». C’est le cas notamment lorsqu’un Etat fédéral invoque les compétences de ses Etats fédérés pour tenter de s’exonérer d’une obligation internationale. Ainsi la Cour internationale de Justice a-t-elle rappelé, à l’occasion de l’affaire LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis) et de l’affaire Avena et al. (Mexique c.Etats-Unis), que les Etats-Unis devaient respecter leurs obligations en vertu de la convention de Vienne de 1963 sur les relations consulaires, alors même que l’exécution de la peine capitale à l’égard de ressortissants étrangers était du ressort des Etats fédérés.

3. Pour autant si l’Etat a la responsabilité première de respecter et de faire respecter les droits de l’homme, au regard du droit international, cela n’empêche pas le droit international des droits de l’homme de faire une place aux «sujets non-étatiques», qu’il s’agisse d’acteurs publics ou privés. La Déclaration universelle des droits de l’homme elle-même ne vise pas seulement les Etats. Elle est proclamée par l’Assemblée générale « afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives (…) ». Cinquante ans après la Déclaration universelle de 1948, l’Assemblée générale adoptera une « Déclaration sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de protéger et promouvoir les droits de l’homme et les libertés fondamentales universellement reconnues » [1]. L’accent a surtout été mis sur le rôle de la société civile, mais il est bien évident que la notion d’ «organe de la société» est bien plus vaste et peut comprendre les « personnes publiques » distinctes de l’Etat, notamment les collectivités territoriales.

4. Dans le même temps, la responsabilité des personnes physiques, mais aussi le cas échéant des « personnes morales » a été affirmée par le droit international pénal, depuis le tribunal militaire international de Nuremberg. Le fait que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale ne prévoit pas en tant que telle cette responsabilité des personnes morales n’empêche pas le développement d’un droit pénal des affaires, sur le plan interne ou international. De même la prise en compte des phénomènes de blanchiment de l’argent sale ou des circuits de financement du terrorisme a amené la communauté internationale, à travers le G8 et le Conseil de sécurité, à adopter des mesures répressives et des sanctions ciblées visant des groupes privés.

5. Ce double mouvement trouve son prolongement dans les débats récents sur la responsabilité des entreprises multinationales et des autres entreprises en matière de droits de l’homme. Selon les formules utilisées par le Pacte mondial (Global Compact), les entreprises ont une responsabilité propre dans leur « sphère d’influence ». Elles peuvent contribuer activement au respect et à la promotion des droits de l’homme, à travers des engagements et des actions volontaristes, mais elles peuvent aussi commettre ou se trouver « complices » de violations des droits de l’homme [2].

6. Sans effacer la responsabilité première de l’Etat, en droit international, la notion de « sphère d’influence » peut être transposée dans d’autres domaines que celui des entités privées. On pourrait dire de la même manière que les collectivités territoriales, quel que soit le nom donné à ces entités infra-étatiques, ont une responsabilité propre dans leur « sphère d’influence » [3]. Cette formule renvoie à la diversité des situations internes. 

2°/ Le droit national.

7. En effet, sur le plan interne, les droits de l’homme ont le plus souvent été définis comme une affirmation des droits de l’individu face aux ingérences de l’Etat. Dans la vision de l’individualisme libéral, ils  constituent ainsi la base d’un véritable « contrat social » entre les citoyens et l’Etat. Mais ce tête-à-tête entre l’Etat et l’individu, qui a entraîné lors de la Révolution française, la suppression des « corps intermédiaires », des privilèges provinciaux, des franchises municipales ou des associations, se trouve depuis longtemps remis en cause. D’abord parce qu’aux Etats-Unis les déclarations des droits se sont développées dans le cadre des diverses colonies, avant de trouver  leur aboutissement à l’échelle de la confédération. Ainsi, dans les différents systèmes fédéralistes, on peut retrouver deux niveaux de proclamation et de protection des droits de l’homme, comme avec la Charte des droits et libertés de la personne adoptée en 1975 par le Québec et la Charte canadienne des droits et libertés de 1982.

8. D’une certaine manière la dynamique européenne se traduit par une superposition de normes de référence, comme l’a montré la proclamation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à Nice en 2000 s’agissant de la sphère du droit communautaire.

9. Dans le monde d’aujourd’hui l’Etat n’est plus le seul gardien, ni le seul dispensateur des droits de l’homme. Le droit n’a jamais été un «bloc monolithique», mais aujourd’hui plus que jamais il se démultiplie au risque de s’émietter. Les droits de l’homme obéissent eux aussi à ce large mouvement de diffusion, dépassant toute forme de «nationalisme juridique», à travers un mouvement complexe d’internationalisation et de décentralisation du droit. D’un côté ce mouvement part de l’Etat ou des Etats qui se regroupent, se décentralisent, transfèrent leurs compétences et leurs responsabilités, Un inventaire de droit comparé serait très utile pour voir l’apparition d’entités supra-étatiques ou infra-étatiques, mais aussi de nouvelles formes d’administrations, de «démembrements de l’Etat», avec la multiplication des «autorités administratives indépendantes». Derrière les Etats apparaissent ainsi les «pouvoirs publics». Bien plus, l’Etat peut confier au secteur privé des fonctions essentielles, non seulement des «services publics» liés à la vie sociale – en matière de «biens publics», de santé et d’éducation - mais également des activités inhérentes à l’autorité publique – en matière de justice, de monopole de la force, de gestion des prisons. On retrouve ce double phénomène à l’échelon local, avec la mise en place de «polices municipales», par exemple, mais aussi le passage des anciennes «régies municipales», en matière d’eau ou de pompes funèbres, à des concessions privées.  

10. Mais parallèlement à ce mouvement qui vient de l’Etat lui-même, il faut prendre en compte une autre dynamique, venant de la base, qui se traduit par des initiatives spontanées et volontaristes. A côté des structures officielles de l’Europe des régions, avec le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe et le  Comité des régions de l’Union européenne, des réseaux informels se sont mis en place, à l’initiative des régions ou des villes elles-mêmes. De même que le Pacte mondial a traduit l’engagement volontaire des entreprises multinationales pour adhérer aux objectifs des Nations Unies en matière de droits de l’homme et de droits environnementaux, on peut observer une prise de conscience de la part des responsables locaux et régionaux de leur rôle spécifique pour respecter, protéger et mettre en œuvre les droits de l’homme.

11. Cette démarche volontaire relève sans doute largement de la « soft law », à côté de la « hard law » qui engage les Etats. Mais c’est bien le sens du droit déclaratoire ou du droit programmatoire qui vise à mobiliser tous les « organes de la société ». Cela n’implique pas que par le biais de conventions-cadres ou d’ « ententes », il ne soit pas possible de prendre acte de l’engagement des Etats parties mais aussi de celui des entités infra-étatiques. De même une démarche volontaire,  pour être facultative dans son principe, n’en débouche pas moins sur des engagements concrets, avec à tout le moins l’obligation de donner des informations exactes - la « transparency » -  et l’obligation de rendre des comptes -  l’  « accountability ». Le contenu des obligations substantielles, qu’il s’agisse d’obligations de moyens ou d’obligations de résultats, dépend de la portée des engagements pris et de la nature des droits en cause, mais ces obligations de base semblent inhérentes à l’idée même de bonne foi, transposant la législation sur les informations mensongères à travers les «expectations légitimes».

12. Sur un terrain plus politique, cette dynamique prend pleinement en cause l’interaction permanente entre droits de l’homme, Etat de droit et démocratie. Cette référence est implicite dans tous les grands textes, à commencer par la Déclaration de 1948 qui met l’accent sur la nécessité d’un « régime de droit » (« the rule of law »),  mais surtout avec le Statut du Conseil de l’Europe et la Convention européenne des droits de l’homme qui visent un « régime politique véritablement démocratique » fondé sur « la prééminence du droit ». Mais c’est la CSCE qui aura le mérite de consacrer formellement le triptyque, avec la Charte de Paris pour une nouvelle Europe de 1990, avant que l’ONU le reprenne à son compte, à compter notamment de la conférence mondiale sur les droits de l’homme de 1993 à Vienne. Il s’établit ainsi une dialectique féconde entre les droits de l’homme et la démocratie, à travers l’approfondissement de l’ « état de droit ». Il est significatif que ce terme, qui ne traduit en rien la notion de « rule of law » même s’il lui sert de plus en plus d’équivalent, est désormais écrit avec un petit « e », afin de ne pas sacraliser l’Etat, mais au contraire de viser la diffusion de la règle de droit à tous les niveaux, le niveau communautaire comme le niveau infra-étatique [4]. C’est assez dire que le développement de la démocratie locale, non seulement peut, mais surtout doit aller de pair avec la promotion des droits de l’homme.

3/ Le droit européen.

13. Pour autant la consécration du rôle des entités non-étatiques dans le domaine des droits de l’homme reste limitée à l’échelle européenne, et plus encore à l’échelle internationale. D’abord parce que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme exclut les « personnes publiques » du bénéfice de la Convention européenne, ce qui n’allait pas de soi, à la simple lecture de l’article 34 qui vise « toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers ». Curieusement le Conseil d’Etat français s’est montré plus audacieux en faisant bénéficier de la Convention européenne des droits de l’homme des entités de droit public, au même titre que des sociétés privées [5]. Le Pacte des droits civils et politiques est encore plus restrictif que la Convention européenne puisque seuls les « particuliers » peuvent présenter des communications.

14. La Cour européenne des droits de l’homme a confirmé sa jurisprudence constante, dans une décision du 3 février 2004 qui concernait une affaire opposant la communauté autonome du Pays Basque et l’Espagne. Elle oppose les « organisations gouvernementales » et les ONG au sens de l’article 34, en considérant que les autorités décentralisées, quel que soit leur degré d’autonomie, exercent des « fonctions publiques » dévolues par la Constitution ou la loi. Cela implique que ces organisations n’ont pas de « droits de l’homme » en tant que collectivités, mais ne veut pas dire bien sûr qu’elles n’ont pas un rôle dans la sauvegarde des droits de l’homme des particuliers dans le cadre de leurs compétences, bien au contraire [6]. On comprend que la Cour ne soit pas désireuse d’arbitrer des conflits de compétence entre « pouvoirs public » au sein d’un Etat partie, même si son homologue de Luxembourg joue depuis longtemps ce rôle entre les institutions européennes et les Etats, dans le cadre précis du droit communautaire.

15. D’autre part, le vocabulaire des «droits de l’homme» reste centré sur des obligations négatives ou positives de l’Etat, conformément à l’article 1er de la convention en vertu duquel «Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis» par la Convention. Certes rien n’interdit à une organisation internationale de devenir Partie contractante, mais comme la toilette nécessaire pour une adhésion de l’Union européenne le montre bien,  nombre de dispositions se référent aux structures étatiques, à la justice, à la loi ... Même lorsque les activités ne sont pas étatiques par nature, la Convention vise encore l’Etat, comme c’est le cas en matière d’expropriation (prot.1, art.1) ou d’éducation (prot.1 art.2). Mais à lire de près la Convention, on constate que les  «ingérences» en cause peuvent aussi viser «l’utilité publique» ou provenir d’une «autorité publique» [7].

16. Autrement dit, la  Convention européenne des droits de l’homme a un potentiel important pour s’appliquer non seulement dans les relations verticales (Etat-individu) ou les relations horizontales (entre personnes privées) mais pour s’appliquer aussi aux relations transversales entre Etat et collectivités territoriales, ou entre collectivités territoriales et individus. Formellement, c’est l’Etat qui en dernier lieu est responsable de la violation, faute de l’avoir redressée dans le cadre interne, que ce soit par l’exercice du pouvoir de tutelle ou par le contrôle juridictionnel. Mais on peut sans doute imaginer des hypothèses où l’Etat est désarmé face à une violation commise par une collectivité « autonome », sans pour autant qu’il puisse écarter sa responsabilité internationale devant la Cour européenne des droits de l’homme[8].

17. Ainsi une lecture plus systématique de l’interaction entre la démocratie locale et les droits de l’homme s’impose, afin de mettre en valeur toutes ses potentialités. On parlera le plus souvent ici de « démocratie locale », par commodité, pour viser tous les échelons infra-étatiques, des républiques fédérées, provinces, landër ou régions, en passant par les circonscriptions intermédiaires, comme les départements en France, jusqu’aux « communautés de base », communes ou municipalités, sans négliger la diversité des structures et des situations à travers toute la grande Europe.

II – Le renforcement mutuel entre démocratie locale et droits de l’homme : vers des démocraties participatives.

18. La Déclaration universelle des droits de l’homme n’évoque pas la démocratie en tant que telle, mais son article 28 précise que « toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet ». De son côté, l’article 29 §.1 souligne que «l’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible». Dans les deux articles, le cadre étatique est gommé, pour faire place à une dialectique entre la personne et la communauté, entre l’ordre social et l’ordre international. Rien n’interdit de voir dans les collectivités de base le premier cadre de solidarité et d’épanouissement individuel, à côté de l’Etat-nation et de la «communauté internationale».

1°/ Les droits politiques « locaux ».

19. Il est significatif que les droits politiques ne figurent que dans le protocole additionnel à la Convention européenne adopté en mars 1952, et qui plus est dans une formulation ambiguë qui traduit la difficulté de l’exercice. L’article 3 se borne à consacrer l’engagement des Etats à organiser des élections libres « dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». C’est la jurisprudence qui fera de cette obligation incombant à l’Etat un droit de l’homme, invocable par un justiciable. De même, la Cour  assouplira les notions de « peuple » et de « corps législatif » pour viser les élections européennes, comme dans l’affaire Matthews c. Royaume-Uni [9], mais aussi certaines élections régionales. Selon une jurisprudence désormais bien établie, le mot « corps législatif » (legislature), ne signifie pas nécessairement Parlement national, il doit être interprété à la lumière de la structure constitutionnelle de l’Etat. Dans l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, c’était l’élection des entités régionales, notamment du conseil flamand, qui était en cause [10]. Il en a été de même pour l’assemblée territoriale de la communauté autonome des Canaries [11] ou pour le Congrès de Nouvelle-Calédonie, avec l’affaire Py c. France [12].

20. Mais la Cour considère de manière tout aussi constante que l’article 3 ne s’applique pas aux élections municipales, en distinguant le pouvoir réglementaire des communes et le pouvoir législatif. Ainsi dans une décision du 11 avril 2006 Molka c. Pologne, la Cour a jugé irrecevable la requête d’un électeur qui ne pouvait pénétrer en fauteuil roulant dans un bureau électoral, en se fondant sur l’argument suivant : « The Court concludes that the municipal councils, district councils and regional assemblies do not possess any inherent primary rulemaking powers and do not form part of the legislature of the Republic of Poland. Accordingly, Article 3 of Protocol n°1 is not applicable to elections to those organs » [13]. Cette solution est peu satisfaisante, s’agissant d’une discrimination flagrante, puisque non sans formalisme, la Cour oblige ainsi le requérant à attendre les élections législatives pour déposer une nouvelle plainte ou à espérer l’entrée en vigueur du protocole n°12.

21. D’emblée, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques va beaucoup plus loin avec son article 25 qui  énumère une série de droits appartenant en tant que tels à chaque citoyen : « Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l’article 2 et sans restrictions déraisonnables :

a)     de prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis ;

b)    de voter et d’être élu, au cours d’élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs »

c)     d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays».

22. On le voit, en parlant d’ « affaires publiques » ou de « fonctions publiques »  le Pacte ne se limite pas au cadre étatique, ouvrant la voie à une transposition de ces principes de non-discrimination et de participation, à tous les échelons de la vie publique, à travers une véritable démocratie participative.

23. Paradoxalement la Convention européenne fait en fin de compte très peu de place aux « droits politiques » en tant que tels, sans doute faute de pouvoir déterminer un dénominateur commun à tous les régimes véritablement démocratiques, entre monarchies constitutionnelles et régimes présidentiels. On l’a vu sur le terrain du contentieux, dès l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt  où la Cour souligne la pluralité des régimes électoraux et la diversité des situations nationales. On le verra tout aussi bien lors du séminaire de la CSCE sur les institutions démocratiques tenus à Oslo en 1991, où s’opposeront des conceptions antagonistes de la séparation des pouvoirs, sans parler du bicaméralisme !

24. Il faudra attendre la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne proclamée à Nice en décembre 2000 pour voir une prise en compte systématique des droits de citoyens. Certes, le mandat de la convention ne visait que des droits de citoyenneté de caractère exclusifs, visant à renforcer l’identité européenne au sein des Etats membres, mais  les rédacteurs ont eu le mérite de codifier une conception neuve de la «citoyenneté», donnant naissance à une véritable démocratie participative. Au-delà des articles 39 sur le «Droit de vote et d'éligibilité aux élections au Parlement européen» et 40 sur le «Droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales», il s’agit en fait des relations entre les pouvoirs publics et les «administrés», et ce pour toute « personne » ayant affaire avec les organes de l’Union et pas seulement pour les «citoyens européens» stricto sensu .

25. Ainsi l’article 41 consacre un nouveau droit, le «Droit à une bonne administration »:

            « 1. Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de       l'Union.

            2. Ce droit comporte notamment : le droit de toute personne d'être entendue          avant qu'une mesure individuelle qui l'affecterait défavorablement ne soit          prise à son encontre ; le droit d'accès de toute personne au dossier qui la     concerne, dans le respect des intérêts légitimes de la confidentialité et du secret   professionnel et des affaires ; l'obligation pour l'administration de         motiver ses décisions.

            3. Toute personne a droit à la réparation par la Communauté des dommages          causés par les institutions, ou par leurs agents dans l'exercice de leurs fonctions, conformément aux principes généraux communs aux droits des             États membres (…) »

26. De son côté l’article 42 généralise le principe de la transparence administrative à travers le « Droit d'accès aux documents » : 

            « Tout citoyen ou toute citoyenne de l'Union ou toute personne physique ou           morale résidant ou ayant son siège statutaire dans un État membre a un droit   d'accès aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la             Commission ».

27. Il est bien évident que ces nouveaux droits qui découlent d’une conception citoyenne, efficace et transparente de la bonne administration, tout comme le droit d’accès au Médiateur européen ou le droit de pétition, peuvent être transposés, mutatis mutandis, à tout échelon de décision, pour faire vivre la démocratie locale. Paradoxalement le Conseil de l’Europe qui a joué un rôle de pionnier en la matière se trouve dépassé par l’Europe de Bruxelles, longtemps jugée bureaucratique.[14]

2. Les fondements d’une société démocratique.

28. En fait les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, comme la Convention européenne et le Pacte international, consacrent avant tout les libertés publiques qui sont le terreau de la démocratie. C’est par le biais de la liberté d’association et de la liberté de réunion pacifique, de la liberté d’expression et de la liberté d’information que la participation à la vie démocratique se trouve assurée. Bien plus en faisant un sort à la notion de « société démocratique » qui sert de critère à la nécessité des ingérences étatiques dans la jouissance des droits garantis, la Cour européenne va développer une véritable théorie de la démocratie au quotidien, fondée sur l’ouverture, le pluralisme et la tolérance. Au lieu de se focaliser sur les structures formelles d’un Etat démocratique, la jurisprudence  européenne cherche à mettre en relief les valeurs fondamentales d’une société démocratique, l’esprit qui anime une démocratie vivante [15].

29. De son côté, le Conseil de l’Europe a codifié tout un corpus de référence en la matière, mais le plus souvent en dehors du cadre juridique de la Convention européenne des droits de l’homme. C’était déjà le cas, faut-il le souligner, de la Charte sociale européenne qu’il convient pourtant de pleinement prendre en compte si l’on peut promouvoir tous les droits de l’homme. L’instrument phare est la Charte européenne de l’autonomie locale  du 15 décembre 1985 qui lie aujourd’hui 42 Etats parties[16]. Aucune référence n’est faite aux principes de la Convention européenne des droits de l’homme, même si le préambule souligne « que le droit des citoyens de participer à la gestion des affaires publiques fait partie des principes démocratiques communs à tous les Etats membres du Conseil de l’Europe », avant de rappeler que « l’existence de collectivités locales investies de responsabilités effectives permet une administration à la fois efficace et proche du citoyen ».

30. D’autres instruments plus spécifiques sont venus compléter la Charte, notamment la Convention sur la participation des étrangers à la vie locale, adoptée le 5 février 1992, qui n’a obtenu que 8 ratifications et 3 signatures [17]. A coté du droit de vote aux élections locales (chapitre C), la convention vise une consultation effective des résidents étrangers (chapitre B). Cela implique comme première étape, une reconnaissance de la « liberté d’expression, de réunion et d’association » (chapitre A).  Sur ce terrain, il était important de rappeler les engagements consacrés par la Convention européenne, ce que fait le préambule en visant  ses articles 10, 11, 16 et 60. Il faut également rappeler la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la Convention-cadre sur les minorités nationales, dans la mesure où une véritable démocratie locale peut être un moyen de répondre au désir d’autonomie des minorités, dans le respect de l’universalité et de l’indivisibilité des droits de l’homme [18].

III – La contribution des collectivités territoriales à la protection et à la promotion des droits de l'homme

1. La protection des droits de l’homme.

31. Les compétences des collectivités territoriales sont de plus en plus variées et complexes. Il est évident que des décisions individuelles ou des actes réglementaires peuvent créer des griefs pour les administrés, ce qui implique l’existence de recours effectifs. L’article 13 de la Convention reste très général, lorsqu’il prévoit  que « toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait  été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ». Si la formule « instance nationale » est une périphrase pour ne pas désigner l’existence de recours juridictionnels, qu’il s’agisse de recours devant le juge administratif ou devant le juge judiciaire, il n’en reste pas moins une lacune dans le contrôle des décisions administratives prises à l’échelon local, par des agents publics dans d’exercice de « leurs fonctions officielles ».  L’article 2 §.3 du Pacte va plus loin en détaillant l’engagement pris par les Etats parties « à :

a)     garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ;

b)     garantir que l’autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative, ou toute autre autorité compétente selon la législation de l’Etat, statuera sur les droits de la personne qui forme le recours et développer les possibilités de recours juridictionnel ;

c)     garantir la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié ».

32. Mais l’accent mis sur les exigences et les garanties de l’état de droit depuis une quinzaine d’années, devrait amener les démocraties européennes à aller beaucoup plus loin. Le document de la réunion de Copenhague de la conférence sur la dimension humaine de la CSCE a permis dès 1991 de fixer des jalons importants en matière de droit à des recours internes et internationaux. La Cour européenne des droits de l’homme a elle-même développé une jurisprudence neuve depuis l’affaire Kudla  pour faire du droit à un recours effectif, non plus un simple critère procédural de recevabilité, mais une garantie substantielle. Ce faisant elle a mis en relief les obligations positives inhérentes à chacun des droits garantis, à côté des obligations négatives habituelles. De son côté, le comité des droits de l’homme a considéré que l’accès au juge faisait partie du noyau dur des droits indérogeables, puisqu’il était la condition sine qua non de la vérification du respect effectif de ces droits [19]. L’exigence de recours juridictionnels semble être devenu un principe général de droit, commun à tous les systèmes juridiques [20].

33. Toute décision faisant grief  qui a été prise par une autorité publique, à l’échelon local comme à l’échelon national, devrait ainsi pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel devant un tribunal indépendant et impartial. Mais cette décision devrait  également pouvoir faire l’objet de recours non-contentieux, notamment d’une saisine d’un médiateur. Enfin le droit à un recours effectif devant des instances internationales devrait être reconnu, comme c’est désormais le cas pour tous les Etats parties à la Convention européenne des droits de l’homme. Mais pour que le droit à un recours effectif trouve tout son sens, l’accès aux documents administratifs devrait être assuré, tout comme la motivation des décisions administratives faisant grief. Les autorités locales comme tous les pouvoirs publics ont également un rôle d’enquête et de poursuite, en cas de plainte.

34. Un principe transversal à prendre en compte en matière de bonne administration est le principe de non-discrimination qui devrait dépasser la portée limitée de l’article 14 de la Convention européenne, pour intégrer le sens que lui donne l’article 26 du Pacte : « Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi ». C’est sur le terrain local que la mise en œuvre du protocole n°12 s’avère la plus urgente, pour remédier à des discriminations concrètes. Alors que les principes constitutionnels sont bien affirmés et que des instances indépendantes sont mises en place à l’échelon national, il faut que ces dispositifs trouvent leur prolongement sur le terrain, au contact des situations les plus difficiles. Les autorités locales ont un rôle de pédagogie et de prévention en la matière, mais elles doivent également être exemplaires dans le refus de toutes les formes de discrimination.

35. C’est le cas de tous les groupes vulnérables, trop longtemps négligés. A cet égard il faut souligner l’attention récente apportée sur le plan international aux personnes handicapées ou aux personnes en situation d’exclusion et d’extrême pauvreté. La nouvelle Convention relative aux droits des personnes handicapées, ouverte à signature le 30 mars 2007 à New York, illustre bien la nécessaire implication de l’ensemble des acteurs de la vie sociale. Les Etats parties s’engagent « à s’abstenir de tout acte et toute pratique incompatible avec la présente Convention et à veiller à ce que les pouvoirs publics et les institutions agissent conformément à la présente Convention » (art.4 §1 d) et à « prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination fondée sur le handicap pratiquée par toute personne, organisation ou entreprise privée » (art.4 §1 e) [21]. Sur le terrain déclaratoire, le projet de principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme qui a été adopté par la Sous-commission des droits de l’homme des Nations Unies le 24 août 2006, souligne que « les Etats ainsi que tous les organes de la société, au niveau local, régional et international ont l’obligation d’agir avec efficacité pour mettre fin à l’extrême pauvreté (…) ». Une section est consacrée aux « devoirs et responsabilités des acteurs publics et privés dans la lutte contre la pauvreté », en précisant  que « les organismes publics et privés » engagés dans la lutte contre l’extrême pauvreté ont « l’obligation de rendre leurs programmes publics » et de « rendre des comptes » [22].  De plus, la Charte européenne sociale révisée du Conseil de l’Europe énonce dans son article 30 que « toute personne a droit à la protection contre la pauvreté et l'exclusion sociale ».

36. En pratique c’est chacun des droits de l’homme, sinon tous, qui peut se trouver mis en cause par des autorités locales. L’existence de polices municipales ou de gardes fédérales peut porter atteinte aux droits garantis par les articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, en cas d’émeute, d’arrestation ou de détention. Les pouvoirs des maires et des exécutifs locaux sont importants en matière de prévention des mauvais traitements, s’agissant notamment de groupes vulnérables, personnes âgées dans des maisons de retraite ou enfants, à travers les services sociaux décentralisés [23]. De même si l’article 2 du Protocole premier vise les responsabilités de l’Etat en matière d’éducation, dans de nombreux cas cette responsabilité est largement décentralisée, et confiée aux autorités locales ou régionales.

37. L’article 5 §1 peut concerner les autorités locales, à tous les échelons, s’agissant notamment de la détention « d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ». Les maires ont des pouvoirs importants en la matière. Mais les autorités provinciales peuvent également avoir des compétences importantes en matière de justice, au risque de pouvoir se faire imputer des détentions arbitraires. Dans une situation limite, la Cour a sanctionné la Géorgie dans l’affaire Assanidze pour une détention illégale commise par une autorité de facto, malgré l’acquittement prononcé par la Cour suprême de Géorgie [24], tout comme la Moldavie et la Russie dans l’affaire Ilascu [25].

38. Le potentiel de l’article 8 est encore plus important. D’abord parce qu’une autorité locale peut être tentée d’enfreindre la législation, en établissant des fichiers illégaux, voire en mettant en place des écoutes téléphoniques ou en développant la vidéo-surveillance. Mais la « vie privée et familiale » se trouve également au cœur des politiques sociales, notamment en matière de protection de l’enfance ou de réunification familiale [26]. Entre également dans cette rubrique tout ce qui relève du domicile, à travers la police de l’ordre public - en matière de tranquillité, de sécurité et de salubrité – avec notamment les diverses réglementations ou décisions individuelles [27]. La réglementation du séjour des gens du voyage et des Roms dépend pour une grande part des autorités locales, à travers la gestion des aires de stationnement [28].

39. Le développement d’une jurisprudence récente en matière d’environnement par le biais de l’article 8 touche également les autorités locales au sens large [29]. Un cas limite est la condamnation de la Turquie pour violation de l’article 2 et de l’article 1 du Protocole 1, ainsi que de l’article 13, après l’explosion d’un site industriel sous la responsabilité d’un conseil municipal [30]. On retrouve l’article 1er du Protocole I avec tout le contentieux des expropriations ou des permis de construire [31].

40. S’agissant des libertés publiques visées aux articles 9, 10 et 11, de nombreuses décisions individuelles dépendent de la police municipale en matière d’autorisation ou d’interdiction, qu’il s’agisse de liberté religieuse, de liberté d’expression, notamment en matière de spectacles, de réunion ou de manifestation, etc.

41. On retrouverait la même gamme de violations potentielles en faisant l’inventaire des droits économiques, sociaux et culturels. Mais il est plus important encore de mettre l’accent sur le rôle positif des autorités locales pour protéger et promouvoir ces droits. Il convient en effet de dépasser l’opposition manichéenne entre « droits-libertés » correspondant à des abstentions de l’Etat, et « droits-créances » impliquant des prestations des pouvoirs publics. Selon le triptyque désormais classique d’Asbjorn Eide, les Etats – et par conséquent les pouvoirs publics – ont une triple obligation, celles de respecter, de protéger et de mettre en œuvre les droits de l’homme. Les pouvoirs publics doivent donc non seulement respecter mais faire respecter les droits de l’homme, et notamment dans les rapports entre personnes privées. Ils doivent aussi les mettre en œuvre, c’est-à-dire mobiliser les moyens adéquats pour permettre leur pleine effectivité. Certes les droits économiques, sociaux et culturels sont le plus souvent de réalisation progressive, mais c’est précisément la raison pour laquelle les autorités locales peuvent faire la différence en développant les droits, en matière de logement, de santé, d’emploi, mais aussi en matière d’éducation et de loisirs, de « participation à la vie culturelle » par exemple. Il est significatif que le Comité des Nations Unies des droits économiques, sociaux et culturels mentionne désormais de manière systématique les « obligations des acteurs autres que les Etats parties » dans ses observations générales. Ainsi dans son observation n°18 sur le droit au travail le Comité rappelle : « Seuls les Etats sont parties au Pacte [relatif aux droits économiques, sociaux et culturels]  et ont donc, en dernière analyse, à rendre compte de la façon dont ils s’y conforment, mais tous les membres de la société – individus, collectivités locales, syndicats, société civile et secteur privé – ont des responsabilités dans la réalisation du droit au travail »[32].

2/ La promotion des droits de l’homme.   

42. Cette prise en compte des droits de l’homme à l’échelon local, implique la mobilisation de tous les acteurs, acteurs privés et acteurs publics, à travers des initiatives et des partenariats inédits, et de nouvelles solidarités, facilitant le « vouloir vivre ensemble » [33]. Il faudrait pouvoir recenser les « bonnes pratiques » qui se développent en la matière, au niveau institutionnel ou dans un cadre informel.

43. Il appartient sans doute au Congrès qui a pris déjà l’initiative de plusieurs instruments européens – notamment de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires –  de sensibiliser les instances du Conseil de l’Europe au décalage qui s’est peu à peu créé entre une protection des droits de l’homme de plus en plus poussée, tandis que les affirmations de principe sur les exigences d’une société démocratique ne trouvaient pas leur traduction sur le terrain des « droits politiques » à tous les échelons de la vie publique. L’accent mis sur la « cohésion sociale » passe par le renforcement des droits de l’homme à l’échelon local.

44. A cet égard, le séminaire organisé par le Commissaire aux droits de l’homme et le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux lors du Forum de Barcelone de juin 2004, sur le thème « droits de l’homme et administration régionale et locale » marque une étape importante dans une prise de conscience collective [34]. L’exposé fait dès le 1er juin 2006 devant le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, par le nouveau Commissaire aux droits de l’homme, marque la volonté de Thomas Hammarberg d’approfondir cette voie, en suggérant notamment « cinq propositions concrètes inspirées par cette optique des droits de l’homme » :

- l’examen du budget sous l’angle des droits de l’homme ;

- les plans d’action pour les droits des personnes vulnérables ;

- les plans spéciaux pour l’égalité entre les sexes ;

- les plans spéciaux pour les droits de l’enfant ;

- les médiateurs locaux et régionaux [35].

45. De son côté la ville de Nantes a organisé avec l’UNESCO en mai 2004 et en juillet 2006 un Forum mondial sur les droits de l’homme, qui visait à réunir tous les acteurs de la société civile. Un accent spécifique a été mis lors du deuxième Forum sur « les droits de l’homme dans la ville » et sur le rôle des « gouvernements locaux » en matière de droits de l’homme, à travers divers réseaux associatif, comme la Conférence des villes européennes pour les droits de l’homme, accueillie à Lyon, ou la Coalition européenne des villes contre le racisme. A l’échelle internationale, une synergie dans le domaine des droits de l’homme avec la Fédération mondiale des collectivités locales (CGLU) serait très précieuse, dans la perspective du 3ème Forum mondial de Nantes prévu en 2008.

46. De même sur le plan concret, la mobilisation des collectivités locales est de plus en plus visible dans tous les domaines. C’est le cas avec le soutien du PNUD à l’Alliance mondiale des villes contre la pauvreté dont le 5ème Forum s’est tenu à Valence en avril 2006 et dont le 6èm Forum aura lieu à Athènes en mars 2008. Cela a été également le cas du 3ème Congrès mondial contre la peine de mort réuni à Paris, en février 2007, après les précédents Congrès de Strasbourg et de Montréal. On pourrait multiplier les exemples de telles initiatives collectives des villes et des autorités locales à travers le monde dans le domaine des droits de l’homme.

47. C’est sur le terrain, dans les villes et les quartiers, au plus près de la vie quotidienne, qu’il faut faire vivre les droits de l’homme. Le Conseil de l’Europe, avec sa structure décentralisée, a un rôle important à jouer pour relayer ces initiatives de la base. C’est la vocation du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, comme c’est la mission du Commissaire aux droits de l’homme, qui de part son mandat doit être en contact avec « les structures droits de l’homme » dans les différents Etats membres, à travers notamment les relais décentralisés que constituent désormais les institutions nationales de protection et de promotion des droits de l’homme et les ombudsman ou médiateurs. Le chantier est vaste, il ne fait que commencer, toutes les initiatives et toutes énergies seront utiles. Si comme le disait Tocqueville, la vie locale est l’école de la démocratie, elle doit désormais être tout autant l’école des droits de l’homme.

Conclusions :  un « Pacte local » pour le progrès des droits de l’homme .

48. La réflexion collective ne fait que commencer, et doit mobiliser l’ensemble des « organes de la société »  tous les acteurs concernés, pouvoirs publics, élus locaux et régionaux, émanations de la société civile, notamment membres des ONG et représentants associatifs. Mais à côté des initiatives sectorielles qui peuvent être lancées, notamment à travers la révision de la Charte urbaine européenne de 1992 [36],  c’est tout le tissu territorial, qui doit être pris en compte, de la plus petite communauté à la région la plus riche. Pour ce faire un dénominateur commun est nécessaire, à travers ce qui pourrait constituer un « Pacte local » faisant écho au Global Compact, le Pacte mondial  lancé par le Secrétaire général des Nations Unies.

49. Les participants à ce « Pacte local » s’engageraient à respecter, protéger et mettre eu œuvre tous les droits de l’homme dans leur sphère d’influence. Plus que des dispositions de fond qui seraient redondantes avec la liste des droits de l’homme et des libertés fondamentales, internationale garantis, en introduisant un risque de sélectivité, ce sont des principes transversaux, concrets, simples et réalisables, qui devraient être mis en exergue.

50. On aimerait proposer à la réflexion, les huit principes matriciels suivants  qui peuvent se décliner selon les situations propres de chaque échelon territorial, mais constituent un socle cohérent pour une action effective, tournée vers le « progrès des droits de l’homme », pour reprendre la formule de la Charte des Nations Unies: 

a. le principe de non-discrimination dans la mise en œuvre des droits de l’homme, avec la prise en compte de toutes les formes de discrimination et une attention particulière pour les « groupes vulnérables » ;

b. la consécration du « droit à une bonne administration », et du principe de la transparence administrative, à travers une politique systématique d’information, de consultation et de motivation des décisions.

c. l’exigence d’ « accountability », avec l’obligation de « rendre des comptes » de manière régulière et d’assurer l’existence de recours effectifs, que ce soient des recours non-contentieux devant des médiateurs locaux et régionaux,  ou des recours contentieux, devant des juridictions indépendantes et impartiales.

d. la mise en place d’une sorte d’audit en matière de droits de l’homme, avec des études d’impact ou de compatibilité, lorsque des politiques ou des réglementations nouvelles sont mises en place. Le Commissaire aux droits de l’homme a déjà suggéré dans le même sens un « examen du budget sous l’angle des droits de l’homme ».

e. cette exigence pourrait également se traduire plus spécifiquement par des engagements en matière de reporting, à travers l’élaboration de bilans périodiques permettant une identification, une évaluation et un suivi des mesures prises en matière de promotion des droits de l’homme.

f. Cet inventaire systématique pourrait à son tour déboucher sur des programmes d’action avec un calendrier, des objectifs, des critères et des étapes de réalisation. Des plans spéciaux pourraient également être développés, selon les priorités locales, comme le suggère  le Commissaire aux droits de l’homme, s’agissant de l’égalité des sexes, des droits des enfants, on pourrait y ajouter la situation des personnes âgées ou des handicapés.

g. une volonté de solidarité interne au sein de la collectivité, en favorisant le « vouloir vivre ensemble », la liberté, le pluralisme et la tolérance, en mettant un accent sur la « participation de tous à la vie culturelle ».

h. une volonté de solidarité internationale, afin d’établir un lien entre les actions entreprises dans le cadre local et dans le cadre global, à travers le développement de partenariats pour promouvoir l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme.



Le rapporteur souhaite témoigner sa profonde gratitude à M. Emmanuel DECAUX, expert qui a fourni un travail remarquable dans la préparation de ce rapport.

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[1] Res. 53/144 du 9 décembre 1998, sur les « défenseurs des droits de l’homme ».

[2] Emmanuel Decaux, “La responsabilité des sociétés transnationales en matière de droits de l’homme”, Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, oct-déc 2005, n°4, p.789.

[3] Pour une problématique plus générale, cf. la journée d’étude de la Société française pour le droit international sur Les collectivités territoriales non-étatiques dans le système juridique international, Pedone, 2002. 

[4] Emmanuel Decaux, « L’Etat de droit au pluriel : les autorités publiques », in colloque de Fribourg, Marco Borghi et Patrice Meyer-Bisch (ed), Société civile et indivisibilité des droits de l’homme, Editions universitaires de Fribourg, 2000.

[5] Emmanuel Decaux, « L’applicabilité des normes relatives aux droits de l’homme aux personnes morales de droit privé », Revue internationale de droit comparé 2002 n°2, p.549.

[6] Cette jurisprudence s’applique aussi bien aux provinces qu’aux communes. On peut notamment citer dans le même sens, la décision de la Commission du 14 décembre 1988, Commune de Rothenthurm c.Suisse, ou la décision de la Commission du 15 septembre 1998, Province de Bari c.Italie. Cf. aussi pour la Cour, Section de commune d’Antilly c.France, CEDH 1999-VIII, Ayntamiento de Mula c.Espagne, CEDH 2001-I.

[7] Cf. notamment Pierre-Henri Imbert, « De l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme », dans la revue électronique Droits fondamentaux, www.droits-fondamentaux.org,  n°2, janv-déc. 2002.

[8] La Cour l’a affirmé très fermement s’agissant d’entités autoproclamées qui échappaient au contrôle de l’Etat, sans que la responsabilité de ce dernier au regard de la Convention ne soit diminuée.

[9] CEDH, arrêt du 8 février 1999, 1999-I.

[10] CEDH, arrêt du 2 mars 1987, série A n°113.

[11] CEDH, arrêt du 7 juin 2001, 2001-VI.

[12] CEDH, arrêt du 11 janvier 2005, 2005-I.

[13] Cf. également Salleras Llinares c. Espagne, décision du 12 octobre 2000, 2000-XI.

[14] Il convient toutefois de rappeler que le Conseil de l’Europe a adopté, en 2002, la Recommandation Rec(2002)2 sur l'accès aux documents publics et que la jurisprudence de la Couru européenne des droits de l’homme prévoit la motivation des actes administratifs.

[15] Cf. la thèse de Florence Jacqemot, Le standard européen de société démocratique, collection des thèses de la faculté de droit de Montpellier, tome 4, 2006.

[16] STE n°122. La France, signataire depuis 1985, a ratifié cet instrument le 17 janvier 2007, mettant fin à une anomalie particulièrement regrettable.

[17] STE n°144.

[18] STE n°148 et n°157.

[19] Comité des droits de l’homme, Observation générale n°29, HRI/GEN/I/Rev.8.

[20] Faute de pouvoir directement invoquer l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, le Conseil constitutionnel français s’est fondé dans une décision de 1997 relative au Statut du territoire de la Polynésie française, sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui évoque la « garantie des droits ».

[21] A/61/611, annexe I.

[22] A/HRC/2/2, A/HRC/Sub.1/58/36.

[23] Cf. l’aff. Z et al c. Royaume-Uni,  arrêt du 10 mai 2001, 2001-V concernant la négligence des services sociaux d’aide à l’enfance, comme violation des articles 3 et 13.

[24] CEDH, arrêt du 8 avril 2004, 2004-II.

[25] CEDH, arrêt du 8 juillet 2004.

[26] Cf . notamment M.G c. Royaume-Uni, arrêt du 24 septembre 2002, violation de l’article 8  par une autorité locale qui a révélé des informations sur le dossier social du requérant, au titre de la protection de l’enfance ; K et T c. Finlande, 2001-VII, placement des enfants sans prendre en compte la possibilité d’une réunification familiale.

[27] Moreno Gomez c. Espagne, arrêt du 16 novembre 2004, 2004-X, s’agissant des nuisances sonores d’une boite de nuit.

[28] Pour une affaire récente, Connors c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mai 2004.

[29] Giacomelli c. Italie, arrêt du 2 novembre 2006, au sujet de la construction d’une usine de traitement des déchets toxiques près du domicile du requérant sur autorisation d’un conseil régional.

[30] Oneryildiz c. Turquie, arrêt du 30 décembre 2004, 2004-XII.

[31] Stretch c. Royaume-Uni, arrêt du 24 juin 2003. Skibinccy c. Pologne, arrêt du 14 novembre 2006. Scordino c. Italie, arrêt u 29 mars 2006.

[32] §52, HRI/GEN/I /Rev.8.

[33] Cf. la série des colloques organisés par Patrice Meyer-Bisch sur les droits culturels, notamment Les droits culturels, une catégorie sous-développée des droits de l’homme, Presses universitaires de Fribourg, 1991, Société civile et indivisibilité des droits de l’homme, id, 2000, et La pierre angulaire : le « flou crucial » des droits culturels, id, 2001.

[34] BCommDH(2004)26.  Ce séminaire faisait suite à la première table ronde des ombudsman régionaux européens, également organisée par le Congrès et le Bureau d’Alvaro Gil Roblès.

[35] CommDH/Speech(2006)8.

[36] CPL (12) 7, Partie II, rapport de M. Carlos Alberto Pinto.