Strasbourg, le 28 mai 2009

CEPEJ-COOP(2009)3

COMMISSION EUROPEENNE POUR L’EFFICACITE DE LA JUSTICE

(CEPEJ)

Arménie

Organisation de la justice

Rapport d’expert sur la visite de la CEPEJ/Conseil de l’Europe en Arménie (14-17 avril 2009)

préparé par

Philip Langbroek

Bert Maan

John Stacey

Drazen Tripalo


Table des matières

1.         Introduction

2.         Organisation de la justice en Arménie

3.         Problèmes liés au fonctionnement de la justice : informations reçues avant la mission de la CEPEJ

4.         Reformes récentes

5.         Accessibilité du système judiciaire

6.         Le Bureau du Procureur général

7.         Relation entre les juges et les avocats

8.         Indépendance et impartialité de la justice

Problème relatif à la révocation des juges

Relations entre les tribunaux de première instance, les cours d’appel et la Cour de cassation

Attribution des affaires

Rôle du juge

9.         Conclusion : vers un système judiciaire arménien fiable

10.       Recommandations

1.     Introduction

Le ministre arménien de la Justice a invité la CEPEJ à procéder à une évaluation de la réforme de la justice et des pratiques en matière de procédure judiciaire. Notre équipe d’experts a apprécié l’esprit d’ouverture dans lequel nous avons été accueillis et salue le fait que le ministère ait tenu à faire évaluer ses réformes.

Dans le présent rapport, nous présentons les résultats de cette évaluation. Au cours de notre visite de trois jours, nous nous sommes entretenus avec le vice-ministre de la Justice, le Président de la Cour de cassation, le chef du Parquet et son équipe, le Président de la Chambre des avocats, la Cour d’appel en matière civile/pénale et le Président de la Cour administrative d’appel. Nous avons également visité le tribunal de première instance de Kotayk et eu un échange de vues avec son président et plusieurs juges. En outre, nous nous sommes entretenus avec des représentants de cinq ONG œuvrant dans le domaine de la justice et des droits de l’homme, et avons eu un échange de vues avec le directeur du Bureau de la Banque mondiale à Erevan, ainsi qu’avec l’ancien ministre de la Justice (aujourd’hui député).

Ces visites ont été préparées par le ministère de la Justice, en étroite collaboration avec Mme Silvia Zehe, représentante du Conseil de l’Europe en Arménie. La mission était très bien organisée et s’est déroulée dans un climat général de coopération, ce dont nous sommes reconnaissants. Nous nous félicitons particulièrement de la franchise avec laquelle nos partenaires arméniens nous ont fait part de leur vision des choses et de leurs expériences.

Afin de préparer notre visite, nous avons reçu une traduction anglaise de la Constitution arménienne et du Code judiciaire de février 2007. Au cours de notre séjour, le Bureau de la Banque mondiale et des ONG nous ont remis des documents écrits en anglais. Sur le plan méthodologique, le présent rapport s’appuie sur les entretiens que nous avons eus, les documents qui nous ont été fournis par des fonctionnaires arméniens, plusieurs ONG et la Banque mondiale, ainsi que sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’Arménie et d’autres documents du Conseil de l’Europe.

Nous n’avons pas procédé à une étude exhaustive du fonctionnement de la justice arménienne ; les avis formulés dans le présent rapport et l’analyse qui y est faite ne reflètent donc qu’une partie de la réalité. Nous nous sommes néanmoins efforcés d’examiner systématiquement, avec nos interlocuteurs, les aspects liés à l’accès à la justice, les relations entre les tribunaux dans un système où il existe trois niveaux de juridiction et les mesures visant à prévenir la partialité (apparente ou réelle) des juges. En outre, nous avons interrogé nos partenaires sur les relations de travail entre les tribunaux et le pouvoir exécutif d’une part, et entre les tribunaux et le ministère public d’autre part. Nous leur avons également demandé d’évoquer tout problème qu’ils souhaitaient évoquer et méritant, à leurs yeux, d’être soulevé. Au début du mois de mai 2009, nous avons reçu le projet de réforme de la justice du Président de la République d’Arménie.[1]

Le présent rapport commence par présenter, dans ses grandes lignes, le système judiciaire arménien actuel en tenant compte des dernières réformes. La plus récente étant entrée en vigueur le 1er mars 2009, les commentaires de nos partenaires se rapportent avant tout à la situation antérieure. Nous évoquons ensuite brièvement, sur la base des sources obtenues auprès du Conseil de l’Europe et d’ONG avant notre visite, certains problèmes majeurs auxquels l’Arménie est confrontée en matière de fonctionnement de la justice. Nous présentons ensuite les résultats de notre évaluation et nos conclusions sur la capacité réelle des tribunaux et des juges à rendre la justice. Le rapport se conclut par une série de recommandations à l’intention du ministère de la Justice.

2.    Organisation de la justice en Arménie

La justice arménienne repose sur les principes du droit romain mais laisse expressément la place à la jurisprudence pour développer sa base juridique. Cette jurisprudence doit s’inscrire en tant que précédent dans le cadre des codes de droit pénal et civil mais aussi des codes de procédure pénale et civile, du droit administratif, de l’organisation de la justice, etc. Ainsi, la loi encadre, et donc limite, le pouvoir discrétionnaire des juges, pour autant qu’elle ne porte pas atteinte, dans le texte ou dans son application, aux dispositions constitutionnelles.

Le système judiciaire comporte trois niveaux de juridiction pour les affaires civiles et pénales. Il existe 10 tribunaux de première instance dans les régions et 6 tribunaux de première instance à Erevan. Ces tribunaux comptent entre 7 et 10 juges chacun. Les affaires sont jugées par un juge professionnel. Le système soviétique des juges non juristes a été abandonné. Les procès avec jury ont également été supprimés car dans un petit pays comme l’Arménie, tout le monde est, d’une manière ou une autre, parent de quelqu’un d’autre ce qui rend la formation d’un jury impartial très difficile.

Les recours concernant les affaires autres qu’administratives peuvent être exercés devant la Cour d’appel d’Erevan. En matière civile, la Cour d’appel est composée de 14 juges et d’un président. Il en va de même pour les affaires relevant du droit pénal. En matière administrative, les recours doivent être déposés auprès du Tribunal administratif, qui a compétence sur l’ensemble du territoire et est composé de 15 juges. La Cour d’appel et le Tribunal administratif sont situés dans le même bâtiment.

La Cour d’appel en matière civile statue sur la base des requêtes déposées par les parties. Elle peut, entre autres, infirmer la décision du tribunal de première instance ou renvoyer l’affaire devant ce dernier à plus ample informé. Le Tribunal administratif ne se limite pas à examiner les requêtes introduites par les parties mais contrôle également la légalité des actes administratifs.

Les décisions des cours d’appel peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation, de même que les décisions du Tribunal administratif. La Cour de cassation est chargée expressément de veiller à l’application uniforme de la loi et fait jurisprudence. Elle est composée d’une chambre civile et d’une chambre pénale, chacune comportant 10 juges et un vice-président. A sa tête siège un président. Tout citoyen peut se pourvoir en cassation contre une décision d’une cour d’appel ou du Tribunal administratif. Le ministère public peut également interjeter appel dans l’intérêt du droit. Il convient de noter que les citoyens peuvent se faire représenter par n’importe quel avocat du pays. D’après le Président de la Cour de cassation, ce changement a été introduit afin de renforcer l’accessibilité de la Cour de cassation ; auparavant, en effet, il fallait choisir entre 55 avocats spécialisés autorisés à exercer et leur verser des honoraires considérables.

Au niveau national, la fonction de Procureur général a été créée. Celui-ci est nommé par le Parlement pour six ans, et son mandat peut être renouvelé une fois. Il a compétence au niveau national et est chargé d’initier, d’organiser et de superviser l’action publique ainsi que les enquêtes préliminaires et les informations judiciaires. L’exercice de poursuites, notamment au niveau des tribunaux de première instance, est donc considéré comme une activité nationale. Les procureurs locaux ont le pouvoir discrétionnaire de décider d’engager ou non des poursuites, en fonction des éléments de preuve et de la gravité de l’affaire.

Au niveau organisationnel, les tribunaux sont gérés par le ministère de la Justice, qui est également co-législateur en la matière (faisant partie du gouvernement). C’est le ministère qui recrute le personnel judiciaire.

Il existe également un Conseil de la magistrature ayant compétence en matière de sélection des juges candidats et des procédures disciplinaires. Il est présidé par le Président de la Cour de cassation et est composé de 9 juges élus par l’assemblée générale des juges, de 2 universitaires nommés par l’Assemblée nationale et de 2 universitaires nommés par le Président de la République. Il est assisté dans ses tâches par les agents du ministère de la Justice.

Les juges sont nommés par le Président de la République sur proposition du Conseil de la magistrature et leur indépendance est garantie par la Constitution. Il existe une Cour constitutionnelle, mais elle a simplement pour rôle de protéger la Constitution ; elle est distincte du système judiciaire, même s’il est possible de la saisir si une décision définitive rendue en dernier ressort confirme une décision judiciaire ou autre fondée sur une disposition juridique qui porte atteinte à une disposition constitutionnelle.

Les activités des juridictions sont coordonnées par le Conseil des présidents de tribunaux, qui est le principal organe de gestion de la justice. Il veille au respect de l’éthique en matière judiciaire, intervient dans l’élaboration du budget des juridictions et dans le domaine des publications et fixe les normes de la formation en droit. Il contribue à la gestion des ressources humaines du corps judiciaire et supervise les tribunaux. Il est composé des présidents de l’ensemble des juridictions, y compris de ceux des deux chambres de la Cour de cassation. Il est présidé par le Président de la Cour de cassation, qui joue un rôle central en matière de gestion de la justice. Sur proposition de ce dernier, le Conseil nomme le responsable de l’Administration judiciaire.

3.    Problèmes liés au fonctionnement de la justice : informations reçues avant la mission de la CEPEJ

Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’Arménie révèle des problèmes de respect des droits de la défense, en particulier dans les affaires pénales et (parfois) dans les affaires civiles.

Dans l’affaire Nikoghosyan et Melkonyan c. Arménie,  6 décembre 2007 (requêtes n°11724/04 et 13350/04), la Cour européenne a reconnu comme fait que les parties n’avaient pas été informées comme il se doit de l’heure et de la date de l’audience de leur recours par la Cour d’appel.

Dans l’affaire Paykar Yev Haghtanak Ltd. C. Arménie, 20 décembre 2007 (requête n°21638/03), paragraphe 49, la Cour européenne a statué qu’une disposition juridique qui interdit à un tribunal de se livrer à une évaluation de la capacité d’une société à payer les frais de procédure est incompatible avec l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH. Elle reprochait implicitement à la Cour de cassation de n’avoir pas invoqué ledit article pour refuser d’appliquer la disposition juridique en question :

« A cet égard, la Cour relève que la Cour de cassation n’a pas examiné la demande de la société requérante de pouvoir différer le paiement des frais de justice en raison de son incapacité à payer. La Cour de cassation n’avait donc aucune connaissance directe de la situation financière de la société requérante. En outre, comme indiqué précédemment, la Cour de cassation a été empêchée de se livrer à une évaluation de la capacité de la société requérante à payer les frais de procédures par les dispositions expresses de la loi… La Cour estime cependant que l’interdiction générale d’exemption des frais de procédure contenue dans ces dispositions pose en soi un problème au regard de l’article 6 § 1 de la Convention. L’argument du gouvernement selon lequel une entité commerciale devrait avoir les moyens de payer des frais de justice à moins d’être déclarée en faillite est hypothétique (voir, mutatis mutandis, Jedamski et Jedamska c. Pologne, n°73547/01, § 63, 26 juillet 2005, et Teltronic-CATV c. Pologne, n°48140/99, § 57, 10 janvier 2006) et ne modifie en rien l’avis de la Cour en la matière. »

Dans l’affaire Kirakosyan c. Arménie, 2 décembre 2008 (requête n°31237/03), la Cour européenne a constaté que le requérant avait été emmené au commissariat de police et maintenu en garde à vue – sans aucun contact avec le monde extérieur – avant d’être inculpé et, en quelques heures, traduit en justice et condamné. Elle a conclu que le requérant n’avait pas bénéficié d’un procès équitable, compte tenu notamment du fait qu’il n’avait pas disposé du temps et des ressources nécessaires pour préparer sa défense, et qu’il y avait donc violation de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention. Galstyan c. Arménie (n°26986/03, § 26, 15 novembre 2007).


Dans l’affaire Haroutyounian c. Arménie, 28 juin 2007 (requête n°36549/03), la Cour a jugé qu’il y avait violation de l’article 6, paragraphe 1, en relation avec l’article 3 de la Convention. Le requérant et plusieurs témoins avaient été torturés afin de produire des aveux et des témoignages. Les policiers avaient été condamnés par une autre juridiction, mais le tribunal chargé d’examiner la requête du requérant avait accepté les déclarations ainsi obtenues comme éléments de preuve. Dans ce cas également, la Cour reproche indirectement aux juges saisis en premier lieu de ne pas avoir fait preuve de discernement lors de l’examen des éléments de preuve fournis par la police.

Parfois, les droits de la défense sont directement bafoués, comme il a été observé dans certaines affaires pénales. Mais les affaires civiles sont elles aussi le cadre d’erreurs administratives, qui empêchent de fait telle ou telle partie de participer à l’audience. Globalement, quel que soit le cas, la Cour européenne des droits de l’homme reproche aux juges de ne pas vérifier suffisamment les éléments de preuve ni de prendre position par rapport au ministère public.

Commissaire aux droits de l’homme

Le Commissaire aux droits de l’homme fait lui aussi référence à un manque d’indépendance réelle des juges au niveau local.

« Il apparaît cependant que beaucoup reste à faire pour assurer la mise en œuvre appropriée des nouvelles dispositions et améliorer la confiance du public envers le système judiciaire. D’après les informations recueillies, en pratique les juges sont souvent victimes de manœuvres d’intimidation et sont préoccupés par leur sécurité. Ils semblent aussi craindre les allégations de corruption ou autres formulées contre eux par le ministère public et les fonctionnaires lorsqu’ils prennent des décisions indésirables. L’influence abusive exercée par les représentants de l’Etat, en particulier les magistrats du parquet, ne doit pas être tolérée ; les juges doivent eux-mêmes protéger leur intégrité. »[2]

Le Commissaire aux droits de l’homme a relevé que les défendeurs rencontraient des difficultés pour exercer leurs droits de défense. En outre:

·         les manœuvres d’intimidation de la part des procureurs et des policiers à l’égard des juges ;

·         l’absence de transparence des procédures judiciaires ;

·         la possibilité, pour quiconque, de prendre directement contact avec un juge ;

·         le délabrement des palais de justice ;

·         la tenue des audiences à huis clos ;

·         l’enregistrement insuffisant des audiences ;

·         et donc le manque de transparence ;

sont autant de problèmes qui existaient apparemment (et ont été signalés) avant notre visite en Arménie.

Autres sources

Sur Internet est diffusée l’histoire d’un juge qui a fait l’objet d’une procédure disciplinaire à cause du contenu de ses décisions : par exemple avoir décidé de relâcher deux suspects.[3] Le Médiateur arménien a également dénoncé le manque d’examen rigoureux par les juges dans les affaires pénales et lorsque des institutions publiques sont mises en cause.[4]

Cependant, d’après l’Index des réformes judiciaires publié par l’Initiative pour un Etat de droit de l’Association du Barreau américain, le système a été considérablement amélioré jusqu’à 2008, même si ce sont principalement les aspects formels de l’indépendance de la justice qui sont concernés.[5]

4.    Réformes récentes

L’Arménie a connu diverses réformes de la justice depuis que la Constitution est entrée en vigueur en 1995 et a été considérablement modifiée en 2005. La première réforme a été entreprise en 1998, la dernière est entrée en vigueur le 1er mars 2009. La Constitution et le Code judiciaire contiennent des dispositions qui semblent particulièrement détaillées. Le vice-ministre de la Justice nous a expliqué que les fonctionnaires, ainsi que les juges, attendent de la législation qu’elle leur donne des directives claires. C’est également la raison pour laquelle le ministère de la Justice (et les organisations d’aide étrangères) ont choisi de s’employer d’abord à modifier la loi (Constitution, Code de procédure pénale, Code de procédure civile, Code administratif, Code judiciaire).

Il convient de noter que la situation décrite ici est entrée en vigueur le 1er mars 2009, après une précédente réforme en 2007, durant laquelle un nouveau Code judiciaire a été adopté. Cette année-là, un système de tribunaux de première instance spécialisés a été mis en place, avec trois tribunaux pour les affaires civiles et trois tribunaux pour les affaires pénales, chacun ayant compétence selon un découpage territorial (nord, centre et sud du pays). Ce système de répartition des affaires n’était toutefois pas très commode pour les citoyens, qui devaient parfois effectuer de longs voyages pour se rendre dans le tribunal de première instance compétent. La situation a donc été modifiée en 2008, avec effet au 1er mars 2009. Dix tribunaux de première instance ont été créés au niveau régional pour les affaires tant civiles que pénales, et six tribunaux de la sorte ont été établis à Erevan. Ils sont composés de juges spécialisés dans les affaires civiles comme pénales. En outre, le système de représentation obligatoire par des avocats habilités a été supprimé, donc les citoyens n’ont plus besoins d’une telle assistance ou représentation.

A compter du 1er janvier 2008, le Tribunal administratif est devenu opérationnel, comme le prévoit le Code judiciaire de 2007.

5.    Accessibilité du système judiciaire

Le terme « accessibilité » est ici entendu dans son sens large. Dans cette partie, nous nous intéressons principalement aux conditions qui doivent être remplies pour que les justiciables parviennent à faire valoir leur requête en justice : état des palais de justice, services fournis par les organisations judiciaires à leurs clients, manière dont les tribunaux et les juges rendent la justice, le but étant de parvenir à obtenir la protection de la loi, et rôle des avocats.

 

Etat des palais de justice

Nous avons pu constater, lors de notre visite au palais de justice de la région de Kotayk, à Hrazdan, son piteux état général. Les salles sont délabrées et non chauffées alors qu’en hiver, les températures peuvent descendre à – 30 degrés Celsius et les chaises ne sont pas toutes les mêmes, certaines, complètement dégradées, provenant de salles de cinéma.

Aucun système d’enregistrement des audiences n’était prévu. La Banque mondiale a investi dans la reconstruction du tribunal de première instance d’Erevan et a lancé un deuxième programme de reconstruction de 10 palais de justice régionaux. Les juges avec lesquels nous nous sommes entretenus ont affirmé qu’en hiver, le nombre d’affaires était plus que réduit en raison du froid et que le peu d’audiences qui se tenaient étaient très brèves.

Les locaux des cours d’appel et de la Cour de cassation sont en relativement bon état et contrastent visiblement avec le palais de justice de la région de Kotayk.

L’amélioration des palais de justice régionaux devrait être une priorité.

Avocats

Les nouvelles règles de procédure permettent à tout requérant de saisir la justice sans être représenté par un avocat. Les entretiens que nous avons eus avec différents partenaires du système judiciaire arménien laissent penser que certains juges ont conscience des difficultés que rencontrent les parties non représentées. Ils cherchent souvent, avec succès généralement, une solution à l’amiable avant procès. Il est donc très important que la population soit suffisamment informée de ce que les tribunaux peuvent (et ne peuvent pas) faire pour rendre la justice.

Pour se pourvoir en cassation, il est par contre nécessaire de solliciter les services d’un avocat.

Sensibilisation de la population

Le président du Tribunal administratif a adopté une stratégie convaincante pour approcher le grand public, au moyen de brochures et d’affiches. La Cour d’appel civile et le Président du tribunal de première instance de la région de Kotayk, à Hrazdan, comptent davantage sur les avocats pour informer les justiciables. Une juge du tribunal de Kotayk a indiqué participer à un programme d’instruction sur la fonction des tribunaux destiné aux enfants scolarisés. Le directeur du Bureau de la Banque mondiale à Erevan nous a informés que la Banque avait financé la production d’un talk-show judiciaire intitulé « Mes droits », qui a remporté un vif succès. Les chaînes de télévision diffusent cette émission depuis plusieurs saisons maintenant, avec une forte audience.

Il faut que le corps judiciaire adopte une démarche structurée afin d’informer les citoyens des possibilités d’action en justice.

Nous avons eu un débat avec le Président d’un tribunal sur la procédure de refus des affaires. La question était avant tout de savoir si les refus sont enregistrés. D’après le Président, les requêtes présentées sans l’aide d’un avocat sont souvent incomplètes. Les requérants doivent payer les frais de justice, mais aussi produire différents documents et éléments de preuve. Le tribunal n’enregistre pas les requêtes incomplètes ; il les renvoie à la partie intéressée en indiquant clairement ce qui manque. Nos partenaires n’ont pas semblé comprendre les objections que nous avons formulées quant à l’absence de transparence de ce type de refus, indiquant que leur but était justement d’aider les parties à constituer un dossier en bonne et due forme.

Nous estimons néanmoins qu’afin de garantir que l’accès à la justice ne soit pas refusé de manière arbitraire, les tribunaux doivent faire preuve de transparence quant à l’ensemble des affaires qu’ils reçoivent ; ils montreront ainsi que l’accès à la justice est ouvert à tous les citoyens.

D’autres discussions ont révélé que les juges sont convaincus qu’ils doivent déployer beaucoup plus d’efforts pour expliquer leurs décisions au public. Ils ont également indiqué préférer que les requérants recourent à des avocats.

Le Tribunal administratif semble avoir pris des initiatives louables avec son programme de portes ouvertes, ses audiences ouvertes aux étudiants en droit, ses affiches et ses brochures résumant les procédures administratives, la publication de sa jurisprudence sur un site Internet, le projet de son président de produire un recueil des décisions les plus importantes, etc. En outre, le fait que le tribunal ait traité quelque 10 000 affaires au cours de sa première année d’existence montre qu’il existe un besoin en la matière. On peut se demander si le tribunal devrait se charger du recouvrement de dettes pour les organismes publics (impôts par exemple), sachant qu’en raison de son succès, il risque d’être surchargé de travail dans le proche avenir.

Les tribunaux ont leur site Internet (www.court.am), où le public peut trouver des informations de base en arménien. La version arménienne semble être mise à jour régulièrement, contrairement à la version anglaise. L’accès à Internet n’étant pas généralisé en Arménie, il faudrait compléter cet outil d’information par des moyens de communication plus traditionnels (brochures, affiches, télévision, publicité dans la presse, etc.). Nous pensons que le Conseil des présidents de tribunaux pourrait coordonner un programme visant à informer en permanence les citoyens sur les services que peut fournir la justice. On peut aussi considérer qu’il incombe aux services des tribunaux d’informer les parties quant aux possibilités et aux options dont elles disposent dans le cadre des procédures judiciaires. Parallèlement, les avocats peuvent jouer un rôle important en représentant les parties devant la justice, ou en informant les clients des possibilités existantes en matière d’action en justice.

6.    Le Bureau du Procureur général

Le Bureau du Procureur général (BPG) est une institution nationale distincte des tribunaux qui organise l’action publique et supervise les enquêtes pénales au niveau local, ainsi que plusieurs services spécialisés, en matière de criminalité fiscale par exemple, et le Comité de sécurité nationale (espionnage, blanchiment d’argent, passage clandestin des frontières). Le Procureur général est nommé par l’Assemblée nationale sur recommandation du Président de la République. Ses pouvoirs sont définis dans la Constitution.

Le Procureur général a déclaré que le BPG était une institution autonome, constitutionnelle, dotée du pouvoir discrétionnaire de décider d’engager ou non des poursuites. Après presque vingt ans de réforme, le BPG a pour mandat de protéger les intérêts de l’Etat dans les procédures judiciaires. Par conséquent, si une décision lui semble illégale, il peut introduire un recours dans l’intérêt de l’Etat. Il initie les procédures pénales et contrôle l’exécution des décisions rendues en la matière. Ainsi, il protège aussi l’intérêt des personnes condamnées.

Il existe également un organe indépendant de lutte contre la corruption, dont le chef est nommé par le Président de la République, sur proposition du Procureur général. Cet organe est doté de pouvoirs d’investigation propres et est placé sous l’autorité directe du Président de la République et de l’Assemblée nationale.

A ce jour, le BPG s’efforce de superviser étroitement les procureurs généraux et les enquêteurs criminels dans les régions. Chaque procureur a pleinement compétence pour engager des poursuites. Il existe à l’échelle nationale plusieurs divisions spécialisées, qui sont aussi censées aider les procureurs locaux. Le BPG estime en effet qu’on ne saurait attendre d’un procureur qu’il soit omniscient. Une affaire peut donc être déférée à un Procureur national qui assumera le rôle de procureur local, l’objectif étant de réduire les « influences locales » qui peuvent être exercées sur la procédure. Il est donc plus facile de traiter de manière plus objective une affaire sur laquelle tente d’influer une autorité locale. Le BPG suit également les réussites et les échecs des différents procureurs, ainsi que le type d’affaire concerné. Un procureur peut ainsi devenir un spécialiste au niveau national, sous réserve de suivre une formation. Dans l’ensemble, le Bureau du Procureur général donne l’impression de fonctionner de manière rationnelle.

Reste à résoudre la question de la mesure dans laquelle le BPG est parvenu à empêcher les manœuvres d’intimidation de procureurs locaux et de policiers à l’encontre de parties ou de juges.

Nous notons que le BPG jouit actuellement d'une forte concentration de pouvoirs étatiques et nous demandons si certains de ces pouvoirs ne devraient pas être transférés à d’autres institutions.

7.    Relation entre les juges et les avocats

Nous avons été informés par le Président de la Chambre des avocats que la relation entre les juges et les avocats est source de préoccupation. Tout d’abord, le legs soviétique fait que les avocats peuvent approcher les juges librement et sans y avoir été invités. A quoi s’ajoutent la conception même des bâtiments de justice, à l’architecture ouverte, et le piètre état des salles d’audience. La tenue d’une audience à huis clos est souvent beaucoup plus commode, mais risque de porter atteinte à des droits fondamentaux tels que l’égalité des armes, notamment si une seule des parties est représentée. Nous supposons que cette habitude est également liée aux problèmes d’intimidation des juges et des avocats évoqués par le Commissaire aux droits de l’homme, même si nous avons été informés que, parfois, certaines parties intéressées téléphonent directement au juge pour défendre leur cause. De telles pratiques peuvent décrédibiliser la justice aux yeux des citoyens.

Un des principaux griefs dont font l’objet les juges concerne leur tendance à invoquer l’article 343 du Code pénal relatif à l’outrage à magistrat lorsqu’un avocat présente un raisonnement juridique apparemment trop sophistiqué (voir article 343 du Code pénal). De leur côté, les avocats se plaignent que nombre de juges de première instance ne sont pas compétents. Les avocats finissent donc par quitter l’audience, d’après le Président de la Chambre des avocats, ce qui prive évidemment les parties d’un procès équitable. La Chambre des avocats a soutenu les avocats qui ont déposé plainte contre l’attitude des juges auprès du Conseil de la magistrature, mais celui-ci n’a trouvé aucun motif justifiant d’imposer des sanctions disciplinaires. On peut se demander si une disposition juridique telle que l’article 343 du Code pénal ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable.

Des ONG, mais aussi le Président de la Chambre des avocats, ont allégué que les motivations des décisions de la Cour de cassation ne sont pas transparentes.

Par ailleurs, la Cour de cassation a jusqu’ici eu pour habitude de n’accepter qu’un nombre infime de recours, ou plutôt de rejeter des recours au seul motif que la nature de l’affaire ne soulevait pas de points de droit pertinents. Les avocats ont fait appel auprès de la Cour constitutionnelle afin de forcer la Cour de cassation à motiver et à expliquer ses décisions de manière appropriée. D’après notre interlocuteur, cette plainte a été déclarée fondée, mais la Cour de cassation a refusé d’obtempérer.

Les avocats ne savent donc pas trop comment ils doivent présenter leurs arguments de défense lors d’une procédure judiciaire.

Nous avons reçu 9 décisions détaillées de la Cour de cassation, traduites en anglais, et avons étudié leur raisonnement :

•           Levon Ghazaryan contre République d’Arménie, EKD/0057/12/08, 30 mars 2009 (procédure pénale relative à l’exécution d’une peine) ;

•           Ministère public contre Garush Madatyan, ESD/0029/01/08, 17 février 2009 ;

•           Vachagan Tamazyan contre Hrachik Tamazyan, #3-1(VD) 2009, 13 février 2009 (procédure civile relative à la remise en temps utile de la notification à comparaître) ;

•           Julieta Sargsyan contre République d’Arménie, #3-3 (VD) 2009, 13 février 2009 (procédure civile) ;

•           Ministère public contre Taron Hakobyan, VB-115/07, 13 juillet 2007 (procédure pénale) ;

•           Armen Shahbazyan et Kristina Tonoyan contre Unité territoriale de Shengavit, 3-65(VD), 2 mars 2007 (procédure civile) ;

•           Commission du Cadastre de la République d’Arménie contre Levon Ghazaryan, 3-2440 (VD) 2006, 21 décembre 2006 (procédure civile) ;

•           Vanadzor Mayor contre « ArmPost » CJSC, affaire civile n°3-765 TD, 28 septembre 2006 (procédure civile) ;

•           Vanik Salartzortzyan contre République d’Arménie, VKB - 180/05,2005, 22 juillet 2005 (procédure pénale).

Que l’on soit d’accord ou non avec les décisions rendues, les allégations des ONG et du Président de la Chambre des avocats ne sont, à notre avis, pas justifiées dans ces neuf cas. Au contraire, le raisonnement est suffisamment étoffé pour donner matière à débat parmi les professionnels du droit, en école de droit par exemple.

La seule remarque que l’on peut faire pour ce qui est de la transparence est que parfois, le texte n’indique pas explicitement qui est la partie défenderesse et quels ont été les arguments présentés en sa défense. Cette remarque vaut pour les procédures pénales, où les arguments du ministère public ne sont pas toujours clairement exposés, mais aussi pour les procédures civiles. Nous ne savons pas dans quelle mesure cela est lié au caractère ou aux circonstances particulières du cas d’espèce.

8.    Indépendance et impartialité de la justice

L’indépendance de la justice est certes une question formelle et institutionnelle mais elle passe aussi par l’indépendance manifestée par les juges. Sans cet état d’esprit, les règles existantes ne suffisent pas à protéger les juges des pressions : elles créent seulement les conditions nécessaires à l’indépendance judiciaire. Outre les règles, d’autres conditions doivent être remplies pour garantir formellement l’indépendance. Par exemple, les parties à une affaire ne doivent pas chercher à intimider le juge. Cela peut sembler aller de soi mais tel n’est pas le cas. De plus, les juges ne doivent pas donner la moindre impression de partialité. Ceux qui font preuve d’indépendance renforcent la confiance de la population dans l’appareil judiciaire.

8.1 Problème relatif à la révocation des juges

Dans le décret présidentiel où figurent les mesures stratégiques des réformes judiciaires 2009-2011, le paragraphe cité in extenso ci-après est consacré à l’équilibre des pouvoirs :

« 5. Garantir l’indépendance et la responsabilité de la justice

Les mesures suivantes sont nécessaires pour faire en sorte que la justice soit indépendante et réponde de ses actes :

1) Améliorer la procédure actuelle de nomination des juges en appliquant les principes de fonctionnement du Conseil de la magistrature, assurer la transparence et revoir les procédures de préparation des listes de compétences et de promotion.

La principale condition à remplir pour assurer l’indépendance des tribunaux est un système impartial, juste et transparent de nomination des juges qui renforcera la confiance de la population dans le système judiciaire.

La révision des procédures actuelles de nomination des juges est également proposée par la Commission européenne dans son rapport sur la mise en œuvre de la Politique européenne de voisinage en Arménie en 2007 ;

2) Améliorer l’application des principes de séparation et d’équilibre des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

Le principal facteur d’équilibre entre les pouvoirs judiciaire et exécutif est que ce dernier (en la personne du ministre de la Justice) a compétence pour prendre des mesures disciplinaires contre les juges des tribunaux de première instance et d’appel. En revanche, il n’a pas la même compétence en ce qui concerne les juges de la Cour de cassation, ce qui fait obstacle à l’application effective du principe d’équilibre des pouvoirs.

Or, conférer ce pouvoir au ministre de la Justice ne compromet en rien l’indépendance du pouvoir judiciaire puisque, finalement, le Conseil de la magistrature a le pouvoir d’appliquer des sanctions disciplinaires contre les juges et le Président de la République celui de proposer la révocation de juges. »[6]

Etant donné les allégations de pression sur les juges (venant notamment des institutions mêmes de l’Etat) que nous avons entendues, la sélection et la nomination des juges sous la responsabilité de l’exécutif (ministre de la Justice, Président de la République) et la possibilité pour le Législateur de modifier la loi lorsque le gouvernement est en désaccord avec un jugement définitif suffisent assurer l’équilibre des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. De ce point de vue, les procédures disciplinaires et la révocation des juges pour manquement éthique devrait être du ressort du système judiciaire. Il faudrait donner compétence à la plus haute juridiction pour révoquer les juges.

Deux possibilités : premier cas, la révocation pour manquement grave de juges n’appartenant pas à la juridiction la plus élevée. En cas de manquement grave aux règles déontologiques, nous recommandons que le Conseil de la magistrature puisse lancer une procédure contre le juge concerné devant une chambre spéciale de la Cour de cassation. Deuxième cas, la révocation d’un juge de la Cour de cassation pour manquement grave aux règles déontologiques. Le Conseil de la magistrature pourrait, dans ce cas, proposer la révocation du juge au Parlement.

Cette question est importante car, de manière générale, la population arménienne ne semble pas avoir confiance dans le système judiciaire, principalement parce qu’elle soupçonne les juges d’être sous la coupe du Président, du ministre de la Justice, de la police, du parquet ou autre. Nous conseillons vivement au Gouvernement arménien de supprimer tout élément formel risquant de nourrir les soupçons d’impartialité qui pèsent sur la justice.

8.2 Relations entre les tribunaux de première instance, les cours d’appel et la Cour de cassation

La division du travail dans le système judiciaire arménien correspond à ce qu’on peut attendre d’un système de droit romain. Nous avons remarqué que les réformes les plus récentes ont consisté à fusionner les tribunaux civils et pénaux pour créer les tribunaux de première instance. Localement, ces derniers connaissent des affaires civiles et pénales. Au niveau national, existent une cour d’appel pour ces mêmes affaires et un tribunal administratif. Un recours en cassation peut être formé devant la chambre civile de la Cour de cassation contre une décision rendue par la chambre civile de la cour d’appel ordinaire ou par le Tribunal administratif. Un recours en cassation peut être formé devant la chambre pénale de la Cour de cassation contre une décision rendue par la chambre pénale de la cour d’appel ordinaire.

La question de l’opportunité de spécialiser davantage le système judiciaire reste sans réponse. La spécialisation est, pour le ministère public, un moyen de faire intervenir des spécialistes de niveau national dans des affaires traitées par des tribunaux régionaux de manière à réduire les « influences locales » et à diffuser savoirs et compétences.

Coordination de la répartition des affaires entre tribunaux

Le ministère de la Justice a reçu de nombreuses plaintes relatives aux dysfonctionnements des tribunaux. Les justiciables peuvent être amenés dans une même affaire à s’adresser aux tribunaux civil, pénal et administratif, ce qui peut conduire en première instance à des résultats différents, incohérents – situation qui s’est déjà produite. Ce problème a été d’autant plus grave que les jugements ont été appliqués immédiatement. Dans le système actuel, les jugements sont applicables un mois après le prononcé, ce qui permet à la cour d’appel et au Conseil des présidents de tribunaux de trouver une solution dans les affaires où une décision publique est annulée par le Tribunal administratif et où les conséquences de cette décision devraient faire l’objet d’une décision d’un tribunal civil. Le Conseil des présidents de tribunaux a décidé que les conséquences de l’invalidation d’une décision publique devaient être traitées par le Tribunal administratif, montrant par cette décision qu’il est à même de jouer un rôle de coordination efficace dans le règlement des inévitables conflits de compétences entre tribunaux.

Cela étant, en cas de contentieux administratif, un problème de compétence peut se poser. Par exemple, dans une affaire relative à la propriété de biens immeubles, l’importance relative des aspects administratifs et civils de l’affaire détermine le choix de la juridiction. Moins le système de répartition des compétences est ambigu, plus le système judiciaire est efficace.

Rôle du Conseil de la magistrature

Le rôle du Conseil de la magistrature a principalement trait à la nomination des juges (ressources humaines, orientations de carrière) et à l’application de procédures disciplinaires en cas de manquement à l’éthique judiciaire.

Un débat a lieu actuellement sur la question de savoir s’il faut sanctionner un juge pour un jugement infirmé en cassation. Cette mesure pourrait se justifier au titre de l’article 12 du Code judiciaire sur la limitation de l’exercice de certains types d’activité par le juge, dont l’alinéa 6 énonce que :

« Des poursuites pénales contre un juge ayant rendu un jugement ou une décision, ou pris toute autre mesure judiciaire manifestement injuste par intérêt pécuniaire ou personnel ne peuvent être entamées à moins qu’une juridiction plus élevée n’ait annulé la décision en question. »

Même si l’on peut imaginer que des juges fassent parfois de graves erreurs, cette solution ne semble pas être la bonne. Le Code judiciaire offre d’importantes possibilités de lancer des procédures disciplinaires contre un juge qui n’a pas respecté ses règles déontologiques. Si tant est qu’un juge doive être sanctionné, ce doit être pour avoir manqué aux règles éthiques et la charge de la preuve incombe au comité d’éthique du Conseil des présidents de tribunaux. En effet, les juges, notamment ceux des tribunaux de première instance, font souvent face à des situations résultant de changements de la société et doivent proposer de nouvelles solutions adaptées pour répondre à des problèmes nouveaux. Toute forme de pression, voire de répression, ne peut que compromettre leur contribution à l’évolution du droit. Naturellement, les juges qui agissent de manière professionnelle et responsable doivent, dans la mesure où il existe une jurisprudence applicable, suivre les orientations de la Cour de cassation dans leurs décisions et dans la motivation de ces décisions. Mais il faut aussi qu’ils puissent contribuer à l’évolution du droit. Des affaires peuvent être similaires mais rarement identiques. Le pouvoir d’appréciation du juge doit être respecté compte tenu de ces paramètres, et le magistrat ne doit pas craindre d’être incriminé. Si une question de compétence judiciaire se pose, les parties peuvent aller en appel ou en cassation et le Procureur général peut se pourvoir en cassation. Pour ce qui est du ressort des juridictions, le Conseil des présidents de tribunaux peut assurer la coordination.

Rôle des cours d’appel (civiles)

La Cour d’appel, en matière civile et pénale, essaie encore de se situer entre les tribunaux de première instance et la Cour de cassation. Les juges estiment devoir respecter la loi mais ne cernent pas bien leur rôle lorsqu’elle n’est pas claire. Les instances d’appel traitent environ 3 000 cas par an, tandis que les tribunaux de première instance sont à 15 000 à 17 000.

Les juges d’appel avec lesquels nous nous sommes entretenus pensent n’avoir aucun pouvoir sur les jugements des tribunaux de première instance car la jurisprudence est établie par la Cour de cassation. Selon eux, la loi ne définit pas clairement le rôle de la Cour d’appel et la tradition anglo-saxonne fondée sur la jurisprudence ne leur est pas familière. De toute évidence, ils ne savent pas comment utiliser leur pouvoir d’appréciation.

Nous leur avons répondu que la Cour d’appel peut développer sa propre jurisprudence à condition de rester dans le cadre dessiné par la Cour de cassation. Inévitablement, face à des situations nouvelles, les décisions de la Cour d’appel, même dument motivées, peuvent ensuite être corrigées par la Cour de cassation. Sur ce point, les juges nous ont indiqué qu’ils avaient regroupé leurs plus importantes décisions mais qu’il fallait, selon eux, systématiser cette démarche. Ils se sentent égarés face à la multiplication des affaires, d’où la nécessité d’une base de données dotée d’un outil de recherche.

Nous recommandons à la Cour d’appel d’élaborer sa propre jurisprudence, de sélectionner les affaires les plus significatives et de les porter à la connaissance des tribunaux de première instance et des avocats. Nous lui recommandons également de rester dans le cadre fixé par la jurisprudence de la Cour de cassation. Surtout, il faut que la Cour d’appel définisse son rôle et sa mission à l’égard des parties, des avocats, des suspects et des procureurs ainsi que sa place dans le système judiciaire arménien, puis en informe la population.

En matière civile, la législation en vigueur oblige le tribunal à limiter son appréciation aux moyens de droit invoqués et aux arguments du défendeur. La chambre civile de la Cour d’appel considère qu’il s’agit d’une importante faille du système, surtout maintenant que les parties peuvent déposer une plainte ou aller en appel sans avocat, alors même qu’elles n’ont souvent pas les connaissances juridiques nécessaires. La Cour d’appel a remarqué que des erreurs graves étaient fréquemment faites en première instance mais n’étaient pas contestées en appel. En pareil cas, elle n’a pas d’autre possibilité que celle d’ignorer les erreurs et de se concentrer sur les moyens invoqués. Il serait préférable soit de donner à la cour la compétence d’aider le requérant à constituer un bon dossier de plainte, soit de rendre obligatoire la représentation par un avocat. Si la seconde solution devait être retenue, il faudrait instituer un système d’aide juridictionnelle.

Tribunal administratif

Le Tribunal administratif est un tribunal de première instance compétent pour l’ensemble du territoire de la République d’Arménie, qui fonctionne depuis le 1er janvier 2008. Sa spécificité par rapport aux autres tribunaux tient au fait qu’il a pour mission de se prononcer sur des recours contre des décisions publiques. Le droit administratif a été élaboré avec l’aide de juristes allemands. Le tribunal adopte une approche de contrôle objectif, qui consiste à examiner la légalité de tous les aspects des décisions administratives, y compris ceux sur lesquels ne porte pas la plainte.

La charge de la preuve n’incombe pas aux citoyens mais à l’administration mise en cause. La loi relative aux procédures administratives ne prévoit pas de recours préalable gracieux ou hiérarchique auprès de l’administration. Le Président du Tribunal administratif a estimé qu’une telle disposition constituerait une nette amélioration qui permettrait de mieux tirer parti des moyens de l’administration.

Le Tribunal administratif rend déjà environ 10 000 décisions par an ; 5 700 concernent des plaintes contre des décisions administratives et 4 000 sont des injonctions de paiement. Le 1er janvier 2009, les effectifs du tribunal sont passés de 10 à 15 juges, marque de son succès. Son président s’attend à une augmentation du nombre de requêtes. En moyenne, chaque juge rend environ 600 décisions par an, ce qui représente une charge de travail importante. L’augmentation du nombre de requêtes conduit le président à s’interroger sur l’étendue de la compétence du Tribunal administratif qui connaît des affaires d’expropriation, par exemple, mais s’occupe aussi des injonctions de paiement. Il n’existe pas encore de système d’amendes administratives.

Nous avons été informés qu’en appel, deux fois sur trois, le tribunal donne raison au requérant, ce qui montre la nécessité d’améliorer les connaissances juridiques des administrations arméniennes. Le Président du Tribunal administratif estime qu’il est de la responsabilité de cette juridiction d’apprendre aux administrations – qui font encore beaucoup d’erreurs – comment appliquer les règles de droit.

Pour le Tribunal administratif, il importe de développer une pratique de médiation. Il souhaite en outre être informé des suites données à ses décisions. En effet, l’expérience montre qu’elles ne sont généralement pas appliquées. A cet égard, les procédures de réclamation de dommages contre les administrations réfractaires pourraient apporter une amélioration. De l’avis du Président du Tribunal administratif, on pourrait aussi envisager de sanctionner les fonctionnaires qui n’appliquent pas les décisions de justice.

Il nous semble étrange que le Tribunal administratif doive s’occuper des injonctions de paiement, tâche qui revient habituellement aux tribunaux civils et aux huissiers. Etant donné l’augmentation du nombre de requêtes qui se profile, il serait bon de trouver une solution.

On se demande de plus en plus si la Cour de cassation devrait se doter d’une chambre séparée pour traiter les affaires administratives ou s’il faut créer une cour administrative d’appe a coté de la cour de première instance. Le Président du Tribunal administratif est favorable à la première option, la seconde risquant, selon lui, d’aboutir à des procédures trop longues.

Au vu du nombre actuel de requêtes et des effectifs du tribunal, il n’est pas nécessaire d’envisager des modifications organisationnelles pour l’instant. Cependant, si le succès du tribunal devait se confirmer et que 20 000 requêtes lui parviennent chaque année, par exemple, il faudrait alors trouver une solution pour répondre à ses besoins, solution qui devra favoriser l’équilibre entre l’organisation à long terme de l’ordre juridictionnel administratif et l’efficacité de la justice à court terme.

Quelle que soit la solution, il est essentiel de tenir les juges éloignés des enjeux politiques locaux ou régionaux et de maintenir l’approche de contrôle objectif adoptée par le Tribunal administratif. De ce point de vue et compte tenu des difficultés des tribunaux de première instance à ne pas donner une image de partialité, l’idée d’installer des chambres administratives dans ces tribunaux serait forcément mauvaise. D’autres solutions sont envisageables, comme par exemple le déplacement des juges du Tribunal administratif dans des lieux d’audience de province.

Nous avons été impressionnés par les compétences organisationnelles et juridiques que nous a présentées le Président du Tribunal administratif, lequel pourrait peut-être servir d’exemple aux autres tribunaux du pays. Le nombre de requêtes qu’il reçoit risque de doubler en quelques années. Nous recommandons au Gouvernement arménien de faire le nécessaire pour lui donner les moyens de les traiter et reproduire sa réussite.

Rôle de la Cour de cassation

La Cour de cassation est la juridiction la plus élevée en matière non constitutionnelle. Ses décisions font jurisprudence. Elle est composée d’une chambre civile et d’une chambre pénale. Son président a expliqué que la décision de permettre aux citoyens de faire appel sans avocat spécialisé a été prise en raison du nombre limité d’avocats (55) autorisés à saisir cette juridiction dont les tarifs très élevés entravaient l’accès à la cour.

Les appels formés contre les décisions du Tribunal administratif font l’objet d’une décision de la chambre civile de la Cour de cassation. Le Président du Tribunal administratif a dit souhaiter la création d’une chambre administrative à la Cour de cassation. Cependant, le Tribunal administratif ne fonctionnant que depuis le 1er janvier 2008, il est trop tôt pour évaluer le fonctionnement de la chambre civile en ce qui concerne les affaires administratives.

Les décisions de la Cour de cassation devraient contribuer à l’évolution du droitpar ses décisions rendues à la suite d’un appel d’une décision de la Cour d’appel ou d’un tribunal administratif. Nous n’avons eu connaissance d’aucun jugement en matière administrative mais nous avons pu lire les traductions anglaises de cinq jugements rendus entre 2005 et 2007, dans lesquels la décision de la Cour de cassation était dûment motivée.[7]

8.3 Attribution des affaires

En Arménie, les présidents de tribunaux sont responsables de l’attribution des affaires. Il ressort de notre entretien avec des juges du tribunal de Kotayk que le président utilise des critères simples tels que la charge de travail, l’expérience et la spécialisation des juges. En principe, les affaires sont attribuées aux juges de manière informelle.

Les tribunaux peuvent avoir plusieurs antennes dans la région. Dans les tribunaux de première instance, les juges restent généralement en poste pendant un an dans chaque antenne qui ne compte parfois que deux juges. Dans ces circonstances, l’application de principes de répartition n’a guère de sens à moins que les juges ne présentent des profils professionnels très différents. L’idée de jouer sur l’attribution des affaires pour prévenir la partialité (apparente) des juges n’a pas encore fait son chemin en Arménie.

Dans plusieurs pays d’Europe comme l’Italie et l’Allemagne, le droit au juge légal (« gesetzlicher Richter ») est un droit fondamental qui se rapporte directement au droit à un procès équitable. L’attribution aléatoire des affaires est considérée comme une garantie supplémentaire contre la partialité judiciaire. Naturellement, elle ne peut être effective que si des plans de répartition sont élaborés en temps voulu et de manière transparente. Les tribunaux allemands notamment ont mis au point un système de planification efficace, souple et transparent ; ils publient les plans de répartition sur leur site web. Notons que l’expertise judiciaire spécifique doit être prise en compte pour l’attribution des affaires.

La transparence est essentielle : elle exige de publier le programme des audiences ainsi que la liste des affaires et le nom des juges, ce qui n’a toutefois de sens que s’ils sont nombreux. En Arménie, la plupart des tribunaux de première instance sont de taille relativement modeste (moins de 10 juges). La tradition d’affecter chaque juge à un tribunal régional particulier contribue à l’établissement de liens entre la société locale et la justice. D’où le risque sérieux d’exposition des juges aux pressions, même dans des affaires attribuées aléatoirement au sein d’un tribunal. Au stade de développement actuel du système judiciaire arménien, mieux vaut associer une attribution aléatoire des affaires à un roulement relativement élevé des juges dans les tribunaux de chaque région. L’objectif est de desserrer les liens entre la justice et la société locale, liens qui semblent poser problème.

Étant donné que les tribunaux sont de taille relativement modeste et que les juges sont affectés à un tribunal donné, le Gouvernement arménien pourrait envisager davantage de flexibilité dans l’affectation des juges à des tribunaux ou à des antennes locales afin de rendre plus aléatoire la répartition des affaires et des juges, laquelle pourrait être effectuée par le Conseil des présidents de tribunaux. Cela contribuerait à couper les juges des responsables politiques locaux, des autorités de police et d’autres personnalités cherchant influencer illégalement leur avis sur une affaire donnée. Cela offrirait par ailleurs des possibilités de développer des mécanismes de répartition aléatoire des affaires.

8.4 Rôle du juge

Il ressort de nos entretiens avec des juges qu’ils ne savent pas bien comment se situer par rapport à l’ensemble de la procédure judiciaire, ni quels sont leurs fonctions dans la société et leur rôle pour ce qui est de rendre la justice.

Ce sentiment est aggravé par la volonté de maintenir les juges dans l’incertitude sur le fait que l’infirmation d’un jugement pourrait entraîner des sanctions disciplinaires au titre de l’alinéa 6 de l’article 12 du Code judiciaire. Nous avons l’impression que les juges subissent même parfois des pressions injustifiées résultant d’une confusion entre le non-respect des règles déontologiques – passible de sanctions disciplinaires, voire de poursuites – et les divergences d’interprétation du droit.

A notre avis, cet abus de pouvoir doit cesser impérativement pour permettre une évolution positive de l’état de droit en Arménie. Les juges ne devraient se voir infliger de sanctions disciplinaires qu’en cas de manquement aux règles déontologiques. Le fait de rendre un jugement dont la validité juridique prête à discussion ne relève pas de la discipline. Si de tels jugements se répètent, la première question à se poser est celle de l’erreur de recrutement du juge et la seconde celle de la formation initiale et continue de ce dernier.

Les juges ne donnent pas une impression d’indépendance et d’impartialité parce qu’ils n’adoptent pas une attitude critique, notamment dans les affaires pénales. Ils ne prennent pas, semble-t-il, l’initiative de vérifier les éléments de preuve présentés par la police et ne garantissent pas correctement les droits de la défense au pénal. La police et les procureurs peuvent donc détourner le droit pénal pour placer en détention et faire condamner des personnes faisant usage de leurs droits civils tels que la liberté d’expression et de réunion (manifestations).

Cela montre combien le rôle de la justice est essentiel pour garantir un certain équilibre. Il est capital que le Gouvernement arménien permette à tous les juges de tous les niveaux de juridiction du pays d’y contribuer sans craindre les tentatives d’intimidation et les menaces abusives de poursuites devant le comité d’éthique du Conseil des présidents de tribunaux.

Il nous a semblé que le principal problème du système judiciaire arménien est que les juges ne sont pas assez sûrs d’eux pour protéger (pro) activement les droits de la défense et le droit des parties à un procès équitable dans leur pays. En matière d’administration de la justice, le principal enjeu pour le Gouvernement arménien dans les années à venir sera d’aider les juges s’affirmer à tous les niveaux. Nous pensons que l’école de la magistrature peut avoir un rôle moteur non seulement dans la formation des juges (afin qu’ils rendent des jugements juridiquement solides) mais aussi pour assurer un soutien par des tuteurs et par des pairs (afin qu’ils ne se sentent pas seuls et osent jouer leur rôle constitutionnel dans l’état de droit).

9.    Conclusion : vers un système judiciaire arménien fiable

La situation actuelle du système judiciaire arménien montre qu’un cadre juridique permettant à l’appareil judiciaire de remplir ses fonctions au regard de la société et des institutions a été mis en place. Toutefois, nous ne pensons pas que la plupart des réformes légales de 2008 aient beaucoup apporté par rapport à celles de 2007 en matière pénale. Nos conclusions portent sur la mise en œuvre du cadre juridique.

Selon nous, le fonctionnement actuel du système judiciaire peut et doit être amélioré. Cela ne nécessite pas tant des modifications législatives qu’un changement d’attitude des juges à tous les niveaux de juridiction. Soyons clairs : les juges ne peuvent faire l’objet de sanctions disciplinaires qu’à la suite de manquements déontologiques (infraction aux règles d’éthique du Code judiciaire). Il convient d’inciter les juges de tous niveaux à argumenter par écrit et à appliquer des raisonnements syllogistiques dans leur prise de décision ainsi qu’à assortir leurs jugements d’une évaluation sérieuse des éléments de preuve présentés au tribunal. La Cour de cassation montre la voie en ce qui concerne l’évolution du droit dans le cadre des codes et de la législation existante, un exemple que devraient suivre les juridictions inférieures.

L’acquisition de connaissances et de compétences par tous les agents du système judiciaire figure donc au premier rang des priorités. Outre des informations sur l’évolution récente du droit et des consignes, les séances de formation des juges offriront à ces derniers l’occasion de rencontrer des collègues et de parler des affaires difficiles sur lesquelles ils ont dû se prononcer. Ils pourront ainsi se soutenir mutuellement, entre professionnels. Il serait également utile d’instaurer le tutorat dans le système judiciaire. Cela pourrait aider les juges à rendre justice de manière indépendante, en lien avec le Conseil des présidents de tribunaux et le Conseil de la magistrature. Le rôle de l’école de la magistrature peut être déterminant à cet égard.

Il est urgent de lutter, y compris dans le système judiciaire, contre la corruption et ses apparences en réprimant les excès les plus graves mais aussi en créant un climat propice à un travail judiciaire de qualité. La lutte contre la corruption se présente sous des aspects divers et il n’existe pas de moyen simple de résoudre le problème. D’où la nécessité de mettre en place un système complet de prévention et de contrôle : accès restreint à certaines zones des tribunaux, fonctionnement continu de systèmes d’enregistrement audio et vidéo (que le juge ne peut pas éteindre), présence systématique d’un greffier lors des auditions, absence de procédures non contradictoires, salaires appropriés des juges, éducation et formation, procédures de recours, vérifications effectives des présidents de tribunaux, information appropriée du public, etc. Le droit à un procès équitable exige, conformément à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, que l’audience soit publique et, par conséquent, que le procès se déroule en toute transparence (attribution des affaires, planification, documentation).

Il faut un débat juridique sur la manière d’appliquer la loi pour que le droit évolue. Dans chaque spécialité, devrait exister un bulletin indépendant publiant les jugements les plus importants des tribunaux de tous les niveaux, accompagnés de commentaires d’avocats et d’universitaires. D’après ce que nous avons pu constater, ce type de sources d’information n’existe pas encore en Arménie. S’en doter permettrait non seulement d’améliorer la qualité des juristes professionnels appartenant ou non au système judiciaire mais aussi de faire évoluer le droit grâce, notamment, au soutien ou aux critiques apportés par la doctrine aux jugements rendus. Il y a progrès lorsque différentes solutions sont proposées pour résoudre un problème juridique. Les solutions émanent des juridictions inférieures et la Cour de cassation décide en dernier ressort de la meilleure solution dans chaque cas.

L’accès à la justice et l’application de la loi par des juges indépendants sont les conditions de l’efficacité externe de tout système judiciaire de droit romain, laquelle exige par ailleurs que juges et avocats possèdent les connaissances et les compétences voulues et que l’exécution des décisions de justice soit organisée concrètement.

L’accès à la justice dépend des informations communiquées au grand public, de l’accessibilité matérielle et de la fonctionnalité des bâtiments abritant les tribunaux, des délais dans lesquels sont rendues les décisions et de l’absence de partialité (apparente et réelle) dans les procédures judiciaires. Il dépend aussi de l’aide apportée aux parties pour constituer de bons dossiers et pour assurer leur défense. Cette aide peut être celle d’un avocat ou du tribunal dans la mesure où il n’est pas obligatoire de se faire représenter par un avocat et où une partie n’a pas pris d’avocat. Enfin, l’accès à la justice tient aussi à l’existence d’un système d’aide juridictionnelle à l’intention des personnes qui n’ont pas les moyens de s’offrir les services un avocat.

La Cour de cassation est responsable de l’évolution du droit et de son application uniforme. Cela étant, sa capacité à remplir cette mission dépend aussi de la liberté avec laquelle les juges de première instance appréhendent les situations nouvelles ainsi que des connaissances et des compétences qu’ils mobilisent pour suivre l’exemple des cours d’appel et de la Cour de cassation pour appliquer la jurisprudence constante.

Dans le système judiciaire, l’exercice effectif de la justice repose sur un bon équilibre dans la coopération entre les cours d’appel et les tribunaux première instance et entre la Cour de cassation et les cours d’appel. Cela ne peut fonctionner que si les tribunaux de première instance sont correctement informés des décisions des cours d’appel et de la Cour de cassation, en particulier de la motivation de ces décisions. A l’inverse, les cours d’appel et la Cour de cassation doivent être correctement informées des situations nouvelles et de la jurisprudence des tribunaux de première instance. Une bonne information est une condition essentielle au bon travail des avocats dont la mission est de faire évoluer la jurisprudence en faisant devant les tribunaux des plaidoyers fondés sur les derniers développements de cette dernière.

La publication de commentaires sur la jurisprudence et de contributions de juristes (avocats, universitaires, fonctionnaires législateurs) sur son évolution actuelle ou souhaitable ne pourrait que bénéficier à l’évolution du droit et à son application uniforme par les autorités judiciaires et autres.

10.  Recommandations.

En nous appuyant sur ce que nous savons, notre expérience et, surtout, les informations communiquées par d’importants représentants du système judiciaire arménien, nous faisons au ministère de la Justice les recommandations suivantes :

1.    En priorité, il convient d’aider l’appareil judiciaire et le Bureau du Procureur général à améliorer leur fonctionnement. Ceci ne peut être fait en modifiant la législation, il faut  trouver les compétences organisationnelles et l’encadrement nécessaires. Il faut accorder la priorité au développement de ces compétences dans le système judiciaire afin d’assurer son développement continu. Dans ce cadre, la formation juridique est un élément important, ainsi que le soutien des pairs et le tutorat.

2.     A tous les niveaux de l’organisation judiciaire, les juges devraient participer à de fréquentes séances de formation en vue de développer :

·         une conception (personnelle) du fonctionnement des tribunaux ;

·         une approche critique des affirmations émanant des parties et des administrations dans tous les types d’affaires et des compétences d’évaluation des éléments de preuve qui leur sont soumis ;

·         les compétences nécessaires pour motiver une décision en suivant un raisonnement syllogistique normatif.

Ce point doit être traité avec la plus haute importance dans les plus brefs délais.

3.    Les conditions matérielles des tribunaux de province doivent être améliorées (chauffage, zones à accès restreint pour les juges, salles de consultation des avocats, matériel d’enregistrement).

4.    Les campagnes d’information du grand public par les tribunaux sur le dépôt de plainte, par exemple, devraient être coordonnées au niveau national. Le Conseil des présidents de tribunaux pourrait s'acquitter de cette tâche à condition de disposer des moyens nécessaires. Les mesures prises par le Tribunal administratif peuvent servir d’exemple aux juridictions civiles et pénales. De plus, les tribunaux devraient recourir à des enquêtes de satisfaction pour améliorer le service rendu et la gestion.

5.    La Cour de cassation, qui joue un rôle moteur dans l’évolution de la jurisprudence arménienne, devrait développer sa jurisprudence. Elle a donc besoin d’améliorer la diffusion de ses arrêts sous tous les angles.

6.    La communication entre juges sur le contenu et la motivation d’un jugement devrait être largement renforcée. L’élaboration et la diffusion de recueils de jurisprudence contenant des commentaires d’avocats et d’universitaires contribueraient à cette démarche. Les universités de droit devraient être encouragées à développer cette activité.

7.    Des mesures devraient être prises pour couper les juges de première instance de la population locale, de la police et des procureurs. Un roulement des juges peut être établi afin qu’ils changent relativement fréquemment de lieu d’affectation au sein de leur district.

8.     Toute future modification de la juridiction administrative devrait également empêcher les juges d’entretenir des relations trop étroites avec la société locale.

9.    La transparence des procédures judiciaires, qui mérite une attention particulière, devrait être améliorée. L’inspection des tribunaux qui fonctionnent sous la supervision du Conseil des présidents de tribunaux peut devenir un outil essentiel de management de la qualité. Le développement de chroniques judiciaires pourrait contribuer à la transparence mais ne relève pas des attributions du gouvernement.

10.  La protection des avocats contre les préjugés des juges doit être améliorée. L’outrage au tribunal devrait être clairement défini comme un manquement déontologique (infraction au code déontologique des avocats), la charge de la preuve incombant au tribunal. Toute violation de la règle relative à l’outrage à la justice par le tribunal est considérée comme une atteinte au droit des parties à un procès équitable.

11.   Le Bureau du Procureur général devrait élaborer un système de suivi montrant dans quelle mesure il parvient à prévenir les mauvaises pratiques du parquet et de la police devant les tribunaux, pratiques qui constituent un déni de justice pour les suspects. Les méthodes de travail et les résultats devraient être publiés dans un rapport annuel.

12.  Le Conseil de la magistrature devrait mettre au point un système de suivi de l’efficacité de la justice. Les méthodes de travail et les résultats devraient être publiés dans un rapport annuel.

13.  Paragaphe 6 de l’article 12 du Code judiciaire devrait être remplacé par des dispositions prévoyant l’ouverture de procédures disciplinaires devant le Conseil de la magistrature à l’initiative du Conseil des présidents de tribunaux. Le juge visé doit pouvoir faire appel du résultat d’une telle procédure devant la juridiction la plus élevée. Le président de la Cour de cassation étant également président du Conseil des présidents de tribunaux, et les présidents des chambres civile et pénale de la Cour de cassation en étant également membres, la Cour constitutionnelle devrait être considérée comme la plus haute juridiction.


Sources

American Bar Association Intiative sur le principe de légalité, Index des Réformes judiciaires, Arménie, volume III, Janvier 2008.

Philip M. Langbroek et Marco Fabri (eds.et directeurs des recherches), The Right Judge for each Case, une étude comparative des asignations des affaires et de l’impartialié dans 6 pays européen, Metro, Intersentia, Antwerp 2007.

Bryon Moraski, Breeding domestic watchdogs: does judicial design matter?, Document préparé pour l’association des sciences politiques americaines réunion annuelle tenue du 30 Aout au 2 Septembre à Chicago, Illinois.

Commission Européene pour l’efficacité de la justice (CEPEJ)-Systèmes judiciaires européens, édition 2008,efficacité et qualité de la justice.

Commission Européene pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) – List de vérification pour promouvoir la qualité de la justice et des tribunaux ; juillet 2008.

Commission Européene pour l’efficacité de la Justice (CEPEJ – Résumé des meilleures façons de gérer le temps des procédures judiciaires. Décembre 2008 .

TACIS, Soutient pour l’accès de la justice en Arménie, Programme pour l’année 2006

Banque mondiale, Document du projet d’évaluation sur la proposition de crédit pour une deuxième réforme judiciaire, République d’Arménie, février 2007..

Site Internet: www.court.am

Site Internet: http://moj.am/en/page.php?17

RA Ordonnance présidentielle, 21 avril 2009, NK – 59 – N, sur les mesures stratégiques des réformes judiciaires 2009 – 2011.



[1] Décret NK-59-N.

[2] Rapport de Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme, sur sa visite en Arménie, 7-11 octobre 2007, 30 avril 2008, p. 8,paragraphe 26.

[4]http://www.armeniandiaspora.com/forum/showthread.php?t=87281.

[5] American Bar Association Rule of Law Initiative, Judicial Reform Index, Arménie, Volume III, janvier 2008.

[6] Décret présidentiel du 21 avril 2009, NK – 59 – N, Page 9-10

[7] Voir paragraphe 7 du présent rapport