Strasbourg, 18 janvier 2012

CCJE(2011)6

Conseil consultatif de juges européens (CCJE)

Rapport sur la situation du pouvoir judiciaire et des juges dans les différents Etats membres

Ce rapport est une réponse aux plaintes soumises au CCJE concernant des atteintes aux normes concernant le statut des juges constatées dans les Etats membres.

Le présent rapport a été adopté par le CCJE lors de sa 12e réunion plénière (7-9 novembre 2011).

Il a été soumis au Comité des Ministres le 18 janvier 2012 (1131ème réunion) et fera l’objet d’un suivi régulier par le CCJE.

I.          Les faits portés à la connaissance du CCJE

1.             Des associations nationales de juges de différents pays, l’Association Européenne de Magistrats (AEM) ainsi que l’Association « Magistrats Européens pour la Démocratie et les Libertés » (MEDEL) ont demandé au CCJE d’exprimer son avis sur les atteintes à l’indépendance du pouvoir judiciaire et des juges qui auraient été constatées dans les pays suivants : Arménie, Bulgarie, France, Italie, Pologne, Portugal, Roumanie, Serbie, Slovaquie, Espagne, Suisse, Turquie, Ukraine.

2.             Ont notamment été portés à la connaissance du CCJE :

-               des atteintes au statut, à l’indépendance et à l’inamovibilité des juges ;

-               des atteintes aux principes concernant la composition et le fonctionnement des Conseils de la Justice ;

-               des diminutions de la rémunération des juges et des réductions budgétaires ;

-               des atteintes à la chose jugée commises par d’autres pouvoirs et la non-exécution de décisions judiciaires ;

-               des anomalies dans l’organisation de la formation des juges ;

-               l’absence de critères objectifs pour l’évaluation du travail des juges ;

-               des atteintes à la liberté d’association des juges ;

-               des difficultés concernant les codes d’éthique.

 

3.             Le CCJE souligne que la coopération judiciaire entre les Etats ne peut exister que s’il existe une confiance dans l’indépendance individuelle et institutionnelle des juges dans les Etats concernés. Les principes fondamentaux caractérisant une telle indépendance constitue un aspect essentiel de l’Etat de droit. Ces principes figurent dans la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), dans les Recommandations du Comité des Ministres aux Etats membres, dans les Avis du CCJE ainsi que dans d’autres instruments importants tels que la Charte européenne sur le statut des juges.

4.             Le CCJE attire l’attention du Comité des Ministres sur ces questions, ainsi que sur certaines réponses concrètes qui y sont données notamment dans les Avis du CCJE, démontrant ainsi l’importance des travaux du Conseil de l’Europe visant à améliorer l’Etat de droit en Europe.


II.         Principes et normes européennes concernant les juges

5.             Le CCJE est conscient qu’à l’exception des Conventions, les autres documents n’ont pas de force contraignante pour les États membres du Conseil de l’Europe. Leur application dans les différents Etats membres est néanmoins vivement recommandée. Ces instruments constituent un support essentiel de la construction de l’État de droit et de la démocratie en Europe.

6.             Le pouvoir judiciaire constitue l’un des piliers de l’Etat de droit et de la démocratie. Compte tenu de son importance pour l’ensemble des citoyens, la justice ne peut, dans quelque pays que ce soit, subir des modifications constantes, notamment lorsqu’elles procèdent, non d’un souci d'amélioration de l'efficacité et de la qualité de la justice, mais de pressions indues et destinées à soumettre l’institution judiciaire au pouvoir exécutif.

7.             L’indépendance des juridictions et en conséquence celle des juges découle de l’article 6 de la CEDH ; elle ne constitue pas une notion juridique abstraite et devrait être consacrée, non seulement dans les textes, mais aussi dans la pratique.

III.        Application de ces principes aux faits dénoncés

A.            Des atteintes au statut, à l’indépendance et à l’inamovibilité des juges 

8.             Un des corollaires à l’indépendance est l’inamovibilité des juges et leur nomination jusqu’à l’âge légal de départ à la retraite. Un juge ne peut donc être démis de ses fonctions que pour des raisons de santé ou à l’issue d’une procédure disciplinaire – Avis n° 1 du CCJE.

9.             L’élection des juges, bien que n'étant pas une pratique généralisée en Europe, doit, dans les États qui ont opté pour cette méthode de nomination, être soigneusement utilisée sans mettre en cause le principe de l’indépendance.

10.          Utiliser un mécanisme de réélection pour écarter les juges de leurs fonctions est contraire à ces principes.

B.            Des atteintes aux principes concernant la composition et le fonctionnement des Conseils de la Justice

11.          La composition des Conseils de la Justice est définie dans plusieurs documents du Conseil de l’Europe.

12.          La Recommandation Rec(2010)12 sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités énonce que les Conseils de la Justice devraient être composés, pour au moins la moitié de leurs membres, de juges choisis par leurs pairs issus de tous les niveaux du pouvoir judiciaire et dans le plein respect du pluralisme au sein du système judicaire.

13.          L’Avis nº10 du CCJE et la Magna Carta indiquent que les Conseils de la Justice doivent être composés d’une majorité substantielle de juges élus par leurs pairs. L’Avis indique également que les juges devraient être élus suivant des modalités garantissant la représentation la plus large du système judiciaire à tous les niveaux. Ce texte va également plus loin en précisant que les membres ne devraient pas être des responsables politiques, des membres du Parlement, de l’exécutif ou de l’administration.

14.          Il apparaît, au vu des plaintes qui sont parvenues au CCJE, que la plupart des Etats sont loin de mettre en pratique les principes contenus dans l’Avis n°10 ou dans la Recommandation Rec(2010)12. De plus, certains Etats où la composition des Conseils était conforme aux propositions du Conseil de l’Europe, sont parfois revenus en arrière et ont opté pour une composition minoritaire de juges, les rendant dépendants des logiques politiques ou de la volonté du pouvoir législatif ou exécutif. Cette tendance compromet l’indépendance et l’apparence d’indépendance du pouvoir judiciaire, et est de nature à nuire à la confiance que le public doit avoir dans la justice.


C.            Des diminutions de la  rémunération des juges et des réductions budgétaires

15.          L’indépendance des juges implique une indépendance économique reconnue par la loi. La Recommandation Rec(2010)12.dispose que la rémunération des juges devrait être à la mesure de leur rôle et de leurs responsabilités, et être de niveau suffisant pour les mettre à l’abri de toute pression visant à influer sur leurs décisions. Le versement d’une pension de retraite dont le niveau devrait être raisonnablement en rapport avec celui de la rémunération des juges en exercice, devrait également être garanti. Des dispositions légales spécifiques devraient être introduites pour se prémunir contre une réduction de rémunération visant spécifiquement les juges.

16.          La même proposition figure dans l’Avis nº 1 du CCJE et dans la Charte européenne sur le statut des juges.

17.          Plusieurs pays confrontés à la crise économique ont opté pour une diminution des salaires des agents de la fonction publique, y compris des juges. Indépendamment de la justification de ce type de mesures, la rémunération des juges ne peut pas faire l'objet d’une réduction proportionnellement supérieure à celle appliquée aux agents de la fonction publique, sous peine de violation du principe d’égalité consacré comme principe général du droit.

18.          En tout cas, même en situation de crise économique, les pouvoirs exécutif et législatif des différents Etats devraient garder à l'esprit le danger que représente, pour l’indépendance des juges et la bonne administration de la justice, une diminution grave de leurs salaires qui peut compromettre objectivement et subjectivement leur travail. De telles mesures ne peuvent être que limitées dans le temps.

 

D.            Des atteintes à la chose jugée commises par d’autres pouvoirs et la non-exécution de décisions judiciaires

19.          L’indépendance des juridictions implique le respect des décisions prononcées. Ce respect s’impose à toutes les autorités publiques ou privées et aux autres pouvoirs de l’État. Les décisions des juges ne peuvent pas être modifiées, sauf par le biais d’un recours devant un tribunal supérieur.

20.          Une décision judiciaire ne doit pas être modifiée par une autorité administrative ou un autre pouvoir de l’Etat, sous peine d’immixtion dans le pouvoir judiciaire et d’atteinte à l’indépendance des juges.

E.            Des anomalies dans l’organisation de la formation des juges

21.          Le CCJE rappelle que, conformément à son Avis n° 4, la formation initiale et continue des juges devrait être placée sous la responsabilité du pouvoir judiciaire (instance indépendante), y compris pour la sélection des formateurs et la détermination du programme de formation. La formation ne peut donc dépendre exclusivement du pouvoir exécutif.

22.          Plus qu’un savoir-faire, la formation doit également apporter un savoir-être. Elle n’a pas seulement pour objet l’assimilation de connaissances juridiques et pratiques nécessaires à l’exercice de la fonction de juge, elle devrait surtout contribuer à l’acquisition d’une culture d’indépendance.

F.            L’absence de critères objectifs pour l’évaluation du travail des juges

23.          L’évaluation du travail du juge ne doit pas mettre en cause son indépendance.

24.          Comme la nomination et la promotion des juges, leur évaluation doit reposer sur des critères objectifs et prédéterminés fondés exclusivement sur leur compétence professionnelle.

 

G.            Des atteintes à la liberté d’association des juges

25.          Les organisations professionnelles auxquelles les juges peuvent librement adhérer contribuent à la défense des droits qui leur sont conférés par leur statut, en particulier auprès des autorités qui interviennent dans les décisions les concernant (article 1.7 de la Charte européenne sur le statut des juges).

                         

26.          Il résulte de ce texte et de l’Avis n° 3 du CCJE que les juges doivent être libres d’adhérer aux associations professionnelles de leur choix. L’appartenance à de telles associations ne saurait porter atteinte à leur carrière ainsi qu’à l’accomplissement de leurs tâches.


H.            Des difficultés concernant les codes d’éthique

27.          Le CCJE a souligné à plusieurs reprises l’importance de la responsabilité des juges découlant de leur indépendance.

28.          Conformément à l’Avis n° 3, il appartient aux juges eux-mêmes d’élaborer leurs règles déontologiques, qui devraient être complètement séparées du système disciplinaire des juges.

IV.        Conclusions 

            La justice est l’un des piliers de l’État de droit et de la démocratie. Elle constitue une valeur en soi et un service pour tous les citoyens.

            Les juges exerçant une fonction faisant partie du pouvoir souverain de l’Etat, ils doivent être à l’abri de toute pression indue qui peut compromettre leur indépendance et, en conséquence, l’égalité des citoyens devant la loi.

            Le Conseil de l’Europe, en reconnaissant l’importance de l’État de droit et de la démocratie, a depuis toujours soutenu l’indépendance des juges dans ses différents aspects : statutaire, organique et économique.

            Le Conseil de l’Europe a établi un cadre permettant de garantir l’Etat de droit et l’accès à la justice pour tous. De nombreux instruments précisant les exigences nécessaires à ces objectifs ont été adoptés. Les Avis du CCJE en font partie.

            Selon les plaintes adressées, le CCJE constate que certains principes contenus dans ces instruments ne trouvent pas leur pleine application. Certains Etats membres n’ont jamais mis en œuvre ces principes ou, revenant en arrière, en ont réduit leur portée.

            Conformément à son mandat, le CCJE poursuit sa tâche d’examen des plaintes concernant le statut des juges et exprime le souhait que les autorités compétentes au sein des Etats membres prennent bonne note des considérations exposées dans le présent rapport et se conforment aux normes du Conseil de l’Europe en la matière.

            Le CCJE souhaite demander à ses membres au titre des Etats concernés et aux autorités nationales compétentes de faire des commentaires sur les plaintes exposées et charge son Bureau de mettre régulièrement à jour le présent rapport.