Strasbourg, le 23 novembre 2001                                                   CCJE (2001) OP N°2

[ccje/doc2001/ccje(2001)op n°2f]

CONSEIL CONSULTATIF DE JUGES EUROPEENS (CCJE)

AVIS No 2 (2001)

DU CONSEIL CONSULTATIF DE JUGES EUROPEENS (CCJE)

A L'ATTENTION DU COMITE DES MINISTRES

DU CONSEIL DE L'EUROPE

RELATIF AU FINANCEMENT ET À LA GESTION DES TRIBUNAUX

AU REGARD DE L'EFFICACITÉ DE LA JUSTICE

ET AU REGARD DES DISPOSITIONS DE L'ARTICLE 6

DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME


1.                Le Conseil consultatif de juges européens (CCJE) a rédigé le présent avis à la lumière, d'une part, des réponses des Etats à un questionnaire et, d'autre part, de textes élaborés par le Groupe de travail du CCJE et de textes élaborés par la présidence et la vice-présidence du CCJE et par le spécialiste du CCJE sur cette question, M. Jacek CHLEBNY (Pologne).

2.                Le CCJE reconnaît que le financement des tribunaux a un lien étroit avec la question de l'indépendance des juges, dans la mesure où il détermine les conditions dans lesquelles les tribunaux exercent leur mission.

3.                En outre, il existe un rapport évident entre, d'une part, le financement et la gestion des tribunaux et, d'autre part, les principes de la Convention européenne des Droits de l'Homme: l'accès à la justice et le droit à une procédure équitable ne sont pas assurés dans des conditions normales si une affaire ne peut être examinée dans un délai raisonnable par un tribunal disposant des crédits et moyens appropriés pour agir efficacement.

4.                L'ensemble des principes et normes généraux du Conseil de l'Europe en matière de financement et de gestion des tribunaux met à la charge des Etats le devoir de dégager les moyens financiers permettant de répondre aux nécessités des différents systèmes judiciaires.

5.                Le CCJE reconnaît que bien que le financement des tribunaux soit un élément du budget présenté au parlement par le ministère des Finances, ce financement ne doit pas être tributaire des fluctuations politiques. Certes, le niveau de financement qu'un pays peut se permettre de dégager pour ses tribunaux est une décision politique; mais dans un système fondé sur la séparation des pouvoirs, il est toujours nécessaire de veiller à ce que ni le pouvoir exécutif ni le pouvoir législatif ne puisse exercer une quelconque pression sur la justice lorsqu'il fixe le budget de celle-ci. Les décisions en matière d'affectation de fonds aux tribunaux doivent être prises dans le respect le plus rigoureux de l'indépendance des juges.

6.                Dans la majorité des pays, le ministère de la Justice est lui aussi mis à contribution, puisqu'il présente le budget des tribunaux au ministère des Finances et qu'il négocie ce budget avec lui. Dans beaucoup de pays, les juges prennent les devants, dans la mesure où les tribunaux adressent, directement ou indirectement, des propositions au ministère de la Justice. Toutefois, il arrive que les tribunaux soumettent des propositions budgétaires directement au ministère des Finances. C'est le cas de la Cour suprême d'Estonie et de la Cour suprême de Slovaquie, s'agissant de leur propre budget; quant aux Cours suprêmes de Chypre et de Slovénie, elles présentent des propositions budgétaires concernant les tribunaux de tous les degrés de juridiction. En Suisse, la Cour suprême fédérale a le droit de soumettre au Parlement fédéral ses propres demandes financières (approuvées par la Commission administrative, formée de trois juges); de plus, le Président et le Secrétaire général de la Cour ont le droit de défendre en personne le budget de celle-ci devant le Parlement. En Lituanie, une décision de la Cour constitutionnelle du 21 décembre 1999 a établi le principe selon lequel chaque tribunal a le droit d'avoir son propre budget, répertorié dans le budget de l'Etat approuvé par le parlement. En Russie, le budget fédéral doit comporter une disposition distincte pour les besoins financiers de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême et d'autres juridictions de droit commun, de la Cour fédérale d'arbitrage et d'autres instances arbitrales; de plus, le Conseil des juges russes a le droit non seulement de participer à la négociation du budget fédéral, mais aussi d'être représenté lors des débats consacrés à celui-ci au sein des Chambres de l'Assemblée fédérale russe. Dans les pays nordiques, une législation récente a officialisé la procédure à suivre pour coordonner les budgets des tribunaux et les soumettre au ministère de la Justice; au Danemark, c'est l'administration judiciaire (dont le comité directeur est composé majoritairement de représentants des différentes juridictions) qui remplit ce rôle. En Suède, l'administration judiciaire nationale (instance spéciale gouvernementale dotée d’un comité directeur au sein duquel siège une minorité de juges) remplit une fonction analogue et est tenue de préparer des budgets continus triennaux.

7.                En revanche, d'autres pays ne connaissent aucune procédure officielle concernant une participation juridictionnelle au budget que le ministre de la Justice, ou son équivalent, négocie pour financer les frais exposés par les tribunaux; et l'influence éventuellement exercée est informelle. La Belgique, la Croatie, la France, l’Allemagne, l'Italie (exception faite pour certains déboursements), le Luxembourg, Malte (à l'exception de la Cour suprême), l’Ukraine et le Royaume-Uni: autant de pays dont le système juridique appartient à cette catégorie.

8.                Il n’y a pas toujours de relation entre la mesure dans laquelle le financement du système judiciaire est considéré comme suffisant et l’existence de procédures officielles permettant au système judiciaire de faire des propositions ou d’être consulté; toutefois, une contribution judiciaire plus directe continue d’être considérée comme une nécessité. Par ailleurs, les réponses aux questionnaires font trop souvent apparaître de nombreuses insuffisances – qu’il s’agisse d’une pénurie de moyens matériels (locaux, mobilier, équipement de bureautique et d’informatique) ou d’une absence totale du type d’assistance sans laquelle les juges ne peuvent aujourd'hui exercer leurs fonctions (personnel qualifié, adjoints spécialisés, accès à des sources documentaires informatisées, etc.). Dans les pays d’Europe orientale, en particulier, les restrictions budgétaires ont conduit le parlement à limiter les moyens financiers dégagés pour le financement des tribunaux à une proportion relativement modique par rapport au niveau requis (par exemple, 50 % en Russie). Même dans les pays d’Europe occidentale, les contraintes budgétaires se font sentir en termes de salles d’audience, de bureaux, d’informatique et/ou de ressources humaines (avec, parfois, comme conséquence, dans ce dernier cas, le fait que les juges ne peuvent être libérés des tâches non judiciaires).

9.                Un problème qui peut se poser tient au fait que le système judiciaire, qui n’est pas toujours perçu comme constituant un volet spécial du pouvoir de l’Etat, ne peut s’acquitter de sa mission, ni demeurer indépendant, si certaines conditions bien précises ne sont pas réunies. Il arrive, malheureusement, que les aspects économiques soient dominants dans les discussions concernant l’efficacité du système judiciaire et les importants changements structurels dont il est l’objet. Aucun pays ne peut se permettre de ne pas tenir compte de sa capacité financière globale au moment de décider quel niveau de services il est en mesure d’assurer; il n’en demeure pas moins que le système judiciaire et les tribunaux sont un rouage essentiel de l’Etat et, à ce titre, peuvent faire valoir leur droit à des moyens financiers.


10.              Bien que le CCJE ne puisse méconnaître les disparités économiques entre les pays, le développement d’un financement approprié des tribunaux passe par une plus grande participation de ceux‑ci dans le processus d’élaboration du budget. Dans ces conditions, le CCJE reconnaît qu’il importe que les dispositions en matière de vote du budget de la justice par le parlement comportent une procédure qui tienne compte de l’avis du pouvoir judiciaire.

11.              L’une des formes possibles de cette implication active de la justice dans l’élaboration du budget consisterait à confier à l’organe indépendant chargé de la gestion du corps judiciaire, dans les pays où cet organe existe[1], un rôle de coordination dans la préparation des demandes financières des tribunaux, et à faire de cet organe un interlocuteur direct du parlement pour l’appréciation des besoins des juridictions. Il serait souhaitable qu’un organe représentant l’ensemble des juridictions soit chargé de présenter les demandes budgétaires au parlement ou à l’une de ses commissions spécialisées.

12.              La gestion du budget affecté aux tribunaux suppose une responsabilité étendue croissante requérant une attention professionnelle. Les débats du CCJE ont fait apparaître qu’il y a une nette différence entre, d’une part, les systèmes dans lesquels la gestion reste entre les mains des juges, ou des personnes ou d’un  organe responsables devant le pouvoir judiciaire, ou encore d’une autorité indépendante dotée d’un soutien administratif approprié responsable devant cette autorité et, d’autre part, les systèmes dans lesquels cette gestion est confiée entièrement à des services ou départements gouvernementaux. Cette première solution a été adoptée dans quelques nouvelles démocraties et aussi dans certains autres pays, en raison des avantages qu’elle est supposée  présenter dans la garantie de l’indépendance et en raison de l’aptitude du pouvoir judiciaire à s’acquitter de ses fonctions.

13.              Si la gestion des tribunaux est confiée aux juges, ceux-ci doivent bénéficier de la formation adéquate et de l’aide nécessaire pour leur permettre de faire face à cette tâche. En tout état de cause, il importe que toutes les décisions administratives qui affectent directement l’exercice des fonctions juridictionnelles relèvent de la responsabilité des juges.

Conclusion

14.              Le CCJE indique qu’il est nécessaire que les Etats reconsidèrent les dispositions existantes  en matière de financement et de la gestion des tribunaux à la lumière du présent  avis. En particulier, le CCJE souligne la nécessité pour chaque Etat d’allouer des ressources suffisantes aux tribunaux, afin qu’ils puissent fonctionner dans le respect des normes énoncées à l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l'Homme.



[1] Voir l’Opinion N° 1 (2001) sur les règles concernant l’indépendance de la magistrature et l’inamovibilité des juges, la partie intitulée « Les organes de nomination et consultatifs »