15e Session Plénière du Congrés, 27-29 Mai 2008

Jeudi 29  Mai

Discours de M. Jean-Paul Willaime, Directeur de l’Institut Européen en Sciences des Religions (Paris)

« Le dialogue interculturel et religieux : une chance pour la démocratielocale »

Le rapport présenté par MM. Pierre Corneloup et Gianfranco Martini souligne à juste titre que « les autorités locales sont dans une position clef pour promouvoir le dialogue interculturel et interreligieux ». Les exemples cités de bonnes pratiques montrent d’ailleurs fort bien la diversité, la richesse et l’intérêt de ce qui se passe sur le terrain dans ce domaine. Le séminaire de Montchanin que le Congrès avait organisé, et dont les travaux ont été publiés sous le titre Des dieux dans la ville. Le dialogue interculturel et interreligieux au niveau local (collection Local & Regional, Conseil de l’Europe, 2007), le manifeste également clairement. Dans cette brève intervention, je voudrais souligner trois points : 1) quelques caractéristiques des mutations contemporaines du religieux en Europe ; 2) les défis que cela représente pour les autorités territoriales ; 3) l’intérêt de la prise en compte des communautés religieuses et convictionnelles dans la vie démocratique locale. En conclusion, je soulignerai qu’une telle orientation revient à mettre en œuvre une laïcité de reconnaissance et de dialogue pleinement compatible avec les valeurs du Conseil de l’Europe.

1) Parmi les éléments caractéristiques des évolutions contemporaines du paysage religieux en Europe, quelques aspects intéressent particulièrement les autorités territoriales. L’Europe a en effet été très marquée par une territorialisation des appartenances religieuses, une homogénéisation religieuse des territoires : c’était l’époque où l’on pensait que l’exercice d’une souveraineté politique sur un territoire présupposait l’homogénéité religieuse de la population qui l’habitait. La géographie religieuse de l’Europe reste, jusqu’à aujourd’hui, très marquée par cet héritage du cujus regio ejus religio. Or, une des grandes caractéristiques de la reconfiguration contemporaine du religieux, c’est sa diversification accrue sous la poussée des migrations et de la mondialisation. C’est la fin de la frontiérisation politique et culturelle du religieux : aujourd’hui, les territoires nationaux, régionaux et locaux se sont, même si c’est à des degrés divers, beaucoup diversifiés culturellement et religieusement. La mondialisation n’est pas seulement économique, elle est aussi religieuse. Au plan religieux, cela se traduit aussi bien par une pluralité religieuse plus grande (avec notamment la présence de fortes minorités musulmanes et de religions orientales : bouddhisme, hindouisme,…, ainsi que toutes sortes de « nouveaux mouvements religieux » plus ou moins important en effectifs) que par une multiculturalisation du christianisme lui-même avec la présence de christianismes africains, antillais, asiatiques, latino-américains… La diversification religieuse contemporaine, c’est aussi une pluralisation interne accrue de chaque monde religieux : des mondes juif et musulman comme des mondes confessionnels chrétiens, avec notamment la croissance de toutes sortes d’églises évangéliques et pentecôtistes. Les liens entre culture et religion se complexifient : à l’échelle mondiale, il y a par exemple à la fois des processus d’occidentalisation de l’islam que des processus d’africanisation et d’asiatisation (sinisation, coréanisation,…) du christianisme. En Europe, il y a à la fois une pluralisation religieuse accrue des localités et régions historiquement très marquées par telle ou telle confession chrétienne, donc une pluralisation religieuse de la culture européenne, qu’une multiculturalisation du christianisme.

         Cette pluralisation externe et interne du paysage religieux de l’Europe - pluralisation qui suscite ici et là des réactions négatives (il y a des souverainistes en religion comme en politique) et des inquiétudes (par rapport à tel mouvement réputé « sectaire ») -, s’accompagne de mutations importantes dans la façon d’être religieux aujourd’hui. Tout d’abord dans la façon même de s’identifier à une tradition religieuse ou de s’identifier comme « sans religion » : les divers bricolages individuels, les identifications religieuses plurielles ou mixtes, brouillent un peu les frontières entre les religions et entre les croyants et incroyants (le believing without belonging, les sans domicile fixe de la croyance); par ailleurs et, pour partie en réaction à ce brouillage identitaire, des identités religieuses plus traditionnelles, voire intégristes et fondamentalistes, se réaffirment aussi dans toutes les religions. Il y a ensuite des mutations importantes dans la façon de vivre socialement le religieux : on appartient moins que l’on participe à ; on participe à des communautés locales sans forcément avoir un sens fort d’appartenance à une institution. La régulation institutionnelle verticale du religieux est de plus en plus supplantée par une régulation horizontale en réseaux. Le religieux vit à l’heure de la glocalisation, de la rencontre du local et du global.

 

2) Ces mutations du paysage religieux de l’Europe constituent un défi pour les autorités politiques tant au plan local qu’au plan national et il n’est pas étonnant que le religieux soit redevenu une question importante pour les politiques publiques. Un premier défi concerne la connaissance même de ce paysage religieux diversifié et complexe : il n’est pas simple de cerner tous les aspects et toutes les dimensions de ce paysage religieux en profondes mutations. Dans ce domaine, les études locales, celles qui cernent au plus prêt la réalité des sociabilités religieuses, des communautés et des réseaux, sont très précieuses ici. Les autorités locales, dans leur responsabilité propre, peuvent aussi contribuer au développement de l’enseignement des faits religieux et relatif aux convictions, comme outil de connaissance et d’éducation au pluralisme. Un deuxième défi concerne l’identification des interlocuteurs représentants les différents groupes, les modes d’exercice de l’autorité religieuse étant différents d’une religion à l’autre et tous les groupes religieux n’étant pas organisés très hiérarchiquement. L’identification des interlocuteurs pose implicitement la question de leur sélection : tous les groupes religieux ou seulement certains. Un troisième défi concerne le traitement des diverses demandes relatives à l’exercice du culte, à la prise en compte des fêtes religieuses, des prescriptions et traditions propres à chaque groupe, par exemple en matière d’accompagnements de la mort et de rituels funéraires. Un quatrième défi concerne la plus ou moins grande prédisposition et ouverture des différents groupes religieux au dialogue. A ce sujet, il importe toujours de distinguer entre d’une part, le dialogue citoyen entre toutes les personnes et leur participation à la vie sociale publique, quelles que soient leurs convictions religieuses ou philosophiques et d’autre part, le dialogue interreligieux qui relève de la libre volonté des partenaires religieux, même si les autorités locales peuvent contribuer à le faciliter, ne serait-ce que comme tiers offrant un terrain neutre pour permettre à des communautés religieuses différentes de se rencontrer et de dialoguer. En tout état de cause, il est nécessaire de distinguer entre un dialogue interreligieux civique et social qui concerne les autorités séculières et un dialogue interreligieux théologique et spirituel qui concerne les autorités relieuses. Le cinquième défi concerne la prise en compte, la valorisation de la diversité culturelle et religieuse elle-même non seulement pour prévenir les tensions et conflits qu’une telle diversité peut engendrer, mais aussi pour transformer cette diversité en un atout positif pour la vie locale, ce qui, d’une manière ou d’une autre présuppose de la part des autorités publiques, une reconnaissance de cette diversité réelle et son intégration dans la sphère publique de la délibération collective et du dialogue citoyen.  

    

         3) Le fait que les autorités locales prennent en compte le rôle que joue la religion dans les processus de construction identitaire individuel et collectif et l’impact qu’elle exerce dans la socialisation et la formation de nombreux habitants est selon moi très positif. Comme le dit un des principes du dialogue interculturel et interreligieux en conclusion du colloque de Montchanin, les religions « sont pourvoyeuses de sens et créatrices de lien social sur leur territoire ; elles sont des acteurs sociaux à part entière », des éveilleuses et promotrices d’actions solidaires, pourrait-on ajouter. Il est donc normal et judicieux non seulement que les autorités locales reconnaissent les divers apports des religions à la vie sociale, mais qu’elles puissent nouer, sur certains objectifs d’intérêts communs et dans certaines conditions, de véritables relations de partenariat. Ce serait en effet une erreur sociologique et politique d’assimiler les communautés religieuses à de simples clubs privés. Les religions comme structures et réalités sociologiques présentent des caractéristiques spécifiques: elles constituent de larges réseaux à la base, leurs structures locales sont la plupart du temps reliées à des structures régionales, nationales et internationales, autrement dit, elles constituent des réseaux verticaux et horizontaux présentant certains potentiels. Pour leurs fidèles, les religions sont des ressources convictionnelles, identitaires et éthiques. Les communautés religieuses articulent le local et le global, le particulier et l’universel, elles sont nombreuses à s’intéresser au bien commun. C’est en ce sens qu’elles contribuent à la socialisation et à l’éducation morale de leurs membres, qu’elles participent également à la formation de leur identité individuelle et collective, sociale et territoriale. Profondément enracinées dans le local, elles ouvrent leurs membres  aux dimensions nationales et internationales et sont des éveilleurs de solidarités. Elles portent le souci de la globalité, des valeurs, de l’éducation et le  secteur religieux constitue un vaste réservoir d’engagements bénévoles et communautaires. Dès lors, on ne voit pas pourquoi les autorités publiques devraient se priver des apports des communautés religieuses à la vie démocratique locale. De leur côté, en s’inscrivant dans l’espace public et en contribuant au bien commun, les religions se protègeront d’autant plus elles-mêmes de leurs tentations communautaristes et de leurs dérives sectaires. Elles seront invitées à pratiquer les vertus du dialogue civique et civil entre elles: si les dialogues interreligieux sont de leur ressort, il est naturel que les dialogues citoyens et humanistes entre des personnes de religions différentes intéressent les autorités publiques.

Conclusion

 En acceptant d’associer des acteurs religieux au développement des dialogues interculturels et à l’animation de la vie publique locale, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux met en œuvre une pratique constructive de la laïcité. Ce qui signifie tout d’abord qu’il respecte les trois principes fondamentaux de cette notion et invite ses interlocuteurs religieux à les respecter tout autant, ces trois principes fondamentaux étant les suivants: 1) la liberté de conscience et de pensée qui inclut la liberté d’avoir une religion ou de ne pas en avoir, la liberté de pratiquer sa religion si l’on en a une et la liberté d’en changer si on le souhaite; 2) l’égalité de droits, de devoirs et de respect de tous les citoyens quelles que soient leurs identifications religieuses  ou philosophiques, c’est-à-dire la non-discrimination des personnes en fonction de leurs appartenances religieuses ou philosophiques ; 3) l’autonomie respective du politique et des religions, ce qui signifie aussi bien la liberté du politique par rapport aux religions que la liberté des religions par rapport au politique (dans le respect des lois en démocratie). Ce faisant, les pouvoirs locaux mettent en œuvre une laïcité qui, dans le respect des trois principes fondamentaux mentionnés ci-dessus, peut être appelée une laïcité de reconnaissance et de dialogue : une laïcité qui, dans des dialogues ouverts et transparents avec des représentants des religions, accepte d’associer les acteurs religieux à l’élaboration du bien commun. La diversité religieuse et philosophique apparaît dès lors beaucoup plus comme une ressource que comme un problème. Il s’agit en effet, dans ce cas, d’inscrire la gestion de la diversité culturelle et religieuse dans le cadre de la promotion et la mise en œuvre de la citoyenneté démocratique en reconnaissant les apports des groupements convictionnels porteurs de sens à la vie sociale locale. Les ignorer serait non seulement se priver de ressources utiles pour la démocratie, mais aussi nourrir les communautarismes. La diversité culturelle et religieuse des sociétés européennes, il ne faut pas la regarder de loin comme si l’espace public devait être aseptisé des identités et orientations convictionnelles des uns et des autres, il faut au contraire la faire vivre, ce qui signifie la reconnaître dans certaines limites : celle des droits de l’homme et de la démocratie. Il ne s’agit pas de vivre ensemble sans nos différences, comme si la cohésion sociale nécessitait l’abolition des identités culturelles et religieuses (assimilationisme), ni d’enfermer les individus dans leurs différences culturelles et religieuses en réduisant le vivre-ensemble à une juxtaposition de communautés (communautarisme), mais d’intégrer à la vie démocratique et citoyenne la diversité culturelle et religieuse.