Farid Moukhametchine[*] : « L'expérience de l'Université de Kazan pourrait être utile pour l'Europe »

A l’occasion du séminaire organisé à Kazan (Fédération de Russie) sur le role des universités, Farid Moukhametchine, Président du Conseil d'Etat de la République du Tatarstan et membre de la délégation russe du Congrès rappelle l’importance de leur role dans l’affirmation d’une identité culturelle régionale, ainsi que du dialogue interculturel et interreligieux.

Interview, 8 avril 2008

Question : “Les universités, le développement culturel et l’identité régionale”, tel est le thème du séminaire organisé conjointement par la Commission de la culture et de l'éducation du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe et les autorités du Tatarstan, les 9-10 avril à Kazan. Comment voyez-vous le rôle des universités ?

F. Moukhametchine : Ce rôle est étroitement lié à la volonté d'affirmer l'identité culturelle régionale, à l'instauration d'un dialogue interreligieux et interculturel et au développement de la démocratie locale. Je tiens à souligner que nous souhaitions vivement que ce séminaire se tienne justement à Kazan. Notre ville est un pôle universitaire aux riches traditions : il suffira de dire que l'Université de Kazan a été fondée il y a plus de 200 ans, qu'elle est la troisième de Russie par son ancienneté et que son rôle est capital pour le développement du Tatarstan et de la région de la Volga dans son ensemble. Ces dernières années, l'importance des milieux universitaires s'est accrue non seulement pour régler des problèmes économiques et industriels, mais aussi pour assurer le développement social et culturel des peuples qui vivent dans notre région. C'est pourquoi, je suis personnellement très reconnaissant à Yavuz Mildon, président de la Chambre des régions du Congrès, d'avoir contribué à faire accepter notre initiative et à organiser conjointement le séminaire avec l'Université de Kazan dans la capitale du Tatarstan. Je dois reconnaître que les autorités fédérales de Russie ont aussi manifesté un réel intérêt pour cette mesure : Andréï Foursenko, Ministre fédéral de l'Education, Svetlana Orlova, Vice-Présidente de la Chambre haute de l'Assemblée fédérale et plusieurs recteurs d'établissements d'enseignement supérieur de différentes régions de Russie y participeront.

Question : Vous avez indiqué que Kazan est une ville aux riches traditions universitaires. En effet, il est difficile d'exagérer le rôle de l'Université de Kazan dans l'histoire de la Russie. Cependant, comme vous le savez, l'histoire de notre pays a connu des hauts et des bas. Ainsi, pendant les premières années de l'époque postsoviétique, les années 1990, beaucoup de valeurs étaient en crise, et notamment l'enseignement et le développement culturel et moral de la personne. La priorité était donnée aux questions purement matérielles. Pensez-vous qu'aujourd'hui, la crise des valeurs morales ait été surmontée ?

F. Moukhametchine : Vous posez là une question essentielle. Effectivement, pendant les premières années qui ont suivi la disparition de l'Union soviétique, la valeur de l'enseignement avait beaucoup baissé aux yeux de la société, de même que le prestige des connaissances scientifiques dans leur ensemble – incarnées par les chercheurs et les enseignants. On peut justifier cette évolution par les difficultés de la période de transition, par les mutations qu'ont connu globalement notre pays et notre société, par la définition de nouvelles approches de l'économie de marché etc. Il est impossible d'oublier que c'était une période de crise, qui a ralenti le développement du système éducatif et qui a affaibli le rôle des universités dans la vie des régions. La situation change peu à peu aujourd'hui, car l'Etat prête davantage attention au système d'enseignement supérieur. C'est ce que montre notamment l'augmentation du budget des établissements de ce secteur. Mais il y a plus. Leur image même, le climat social dans lequel baignent ces établissements et l'élite intellectuelle s'améliorent. L'enseignement supérieur est redevenu prestigieux. Ce processus est particulièrement sensible au Tatarstan. En fait, il y a quelques années encore, beaucoup d'établissements spécialisés qui formaient des spécialistes "pointus" ont dû, pour survivre, ouvrir des facultés, qui n'existaient pas auparavant : facultés d'économie, de finances, de droit. Selon mes observations, cette tendance à satisfaire la demande au détriment de la qualité est en train de disparaître. Lors d'une récente réunion du Conseil régional de sécurité sous la présidence du Président du Tatarstan Mintimer Ch. Chaïmiev, où a eu lieu un débat très intéressant sur ce thème, il a été décidé de former des économistes en partant des besoins du Tatarstan et non du "prestige" abstrait de telle ou telle profession ou spécialité. En effet, en raison du gauchissement que j'ai évoqué, nous voyons arriver beaucoup de diplômés de l'enseignement supérieur qui ne trouvent pas de travail dans leur discipline, si bien qu'aujourd'hui, il faut soit les aider à trouver un emploi, soit les recycler.

Question : Le Tatarstan est une région unique de la Fédération de Russie : les membres de différentes nationalités, religions et cultures s'y côtoient et y travaillent dans une atmosphère de parfaite tolérance. Quel rôle jouent les universités dans l'instauration de cette atmosphère bénéfique ?

F. Moukhametchine : C'est là une politique consciente et réfléchie des pouvoirs régionaux : tous les peuples qui habitent au Tatarstan sont égaux, toutes les religions que professent ces peuples sont aussi mises sur un pied d'égalité. Cette politique trouve un écho très favorable au sein de la société, notamment dans les milieux intellectuels et artistiques. A l'Université de Kazan, s'observe depuis toujours une tradition de coopération et de compréhension mutuelle entre les membres de différentes nationalités, cultures et confessions religieuses. Beaucoup de professeurs invités, venus d'Europe, d'Asie et d'autres régions de Russie y enseignent. Les Russes du cru y travaillent sur un pied d'égalité – comme de vrais Lobatchevski modernes – avec les Tatars, qui forment l'ethnie nationale. C'est justement cette collaboration et cette coexistence sans lesquelles on ne pourrait imaginer le Tatarstan moderne. L'élite intellectuelle – chercheurs, professeurs et intellectuels de l'enseignement supérieur – donnent toujours au reste de la société l'exemple le plus noble non seulement de la tolérance, mais aussi de la sympathie mutuelle que se témoignent les membres des différentes ethnies et religions qui existent dans notre région. Et naturellement, les étudiants, qui constituent la future élite de chercheurs et d'universitaires, suivent cet exemple.

Question : Naturellement, l'expérience de l'Université de Kazan est véritablement remarquable quand on parle du rôle de l'université en tant que telle dans la formation de l'élite nationale…

F. Moukhametchine : Bien sûr. N'oublions pas qu'après 1917, l'Université de Kazan était une pépinière de chercheurs non seulement pour notre région, mais aussi pour toutes les républiques centrasiatiques d'Union soviétique. Toute l'école d'études orientales a été fondée dans les murs de l'Université et elle existe toujours. C'est ainsi que notre université a éduqué non pas une élite nationale, mais plusieurs.

Question : Dernière question. Sous quelle forme le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe collabore-t-il avec le Tatarstan et l'aide-t-il ? Comment contribue-t-il notamment à renforcer le rôle des universités dans le développement culturel et l'identité de la région ?

F. Moukhametchine : Il entretient un dialogue constant, intense et créatif. Nous apprenons beaucoup de choses auprès du Congrès et du Conseil de l'Europe dans son ensemble. Nous espérons que notre expérience se révèle aussi utile pour les grandes institutions paneuropéennes. Je me souviens qu'il y a quelques années, Giovanni di Stasi, le Président du Congrès d'alors, qui était venu au Tatarstan, avait parlé en détail de cette coopération et de ce dialogue. Le présent séminaire est une confirmation de plus de la richesse de ce dialogue.



[*] Président du Conseil d'Etat de la République du Tatarstan et membre de la Délégation de la Russie au Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe