LE BUREAU DU CONGRES

CG/BUR(14)29REV2

Strasbourg, le 18 septembre 2007

DEMOCRATIE LOCALE EN TURQUIE

SITUATION A SUR / DIYARBAKIR

(SUD-EST DE L’ANATOLIE, TURQUIE)

RAPPORT DE LA

MISSION D’ENQUÊTE DU CONGRES

(8 - 10 AUGUST 2007)

                                                    de : . Anders KNAPE (Suède, L, PPE/DC)

                                                            . Hans-Ulrich STÖCKLING (Suisse, R, GILD)

                                                            . Irina PEREVERZEVA (Fédération de Russie, L, SOC)

                                                                            

Document examiné et rendu public par le Bureau du Congrès le 17 septembre 2007


A.         INTRODUCTION

1.       Lors de sa réunion de Tromso (Norvège) le 2 juillet 2007, le Bureau du Congrès a décidé d'envoyer une délégation en Turquie pour une mission d'enquête afin de faire la lumière sur la situation des maires et des municipalités du Sud-Est de l'Anatolie. La composition de la délégation était la suivante : M. Anders KNAPE (Suède, L, PPE/DC), Vice-Président du Congrès ; M. Hans Ulrich STÖCKLING (Suisse, R, GILD), Vice-Président du Congrès ; Mme Irina PEREVERZEVA (Fédération de Russie, L, SOC), Vice-Présidente de la Commission institutionnelle du Congrès, et le professeur Chris HIMSWORTH (Royaume Uni), expert. La délégation était accompagnée par deux membres du Secrétariat du Congrès : MM. Jean-Philippe BOZOULS, Secrétaire exécutif de la Chambre des pouvoirs locaux et Tim LISNEY, Adjoint au Secrétaire exécutif de la Chambre des pouvoirs locaux.

2.       La décision du Bureau était liée à deux lettres envoyées peu de temps auparavant par M. Osman Baydemir (maire de Diyarbakir et président de l'Union des municipalités du Sud-Est de l'Anatolie) le 18 septembre 2006 (à M. Skard, Président du Congrès) et le 14 mars 2007 (à M. Bohner, Secrétaire Général du Congrès). Ces lettres concernaient des poursuites judiciaires engagées contre des maires et des municipalités, notamment une affaire visant 56 maires parce qu'ils avaient, dans une lettre au Premier Ministre du Danemark, apporté leur soutien à Roj TV (une chaîne diffusant en kurde) ; des poursuites intentées contre M. Baydemir pour une conférence de presse qu'il avait donnée ; et des poursuites contre le maire et le conseil municipal de Sur (à Diyarbakir) parce que ceux-ci avaient décidé de communiquer des informations en kurde. Ces lettres ont été suivies par une décision, prise le 14 juin 2007, de destituer le maire de Sur (M. Abdullah Demirbaş) et de dissoudre le conseil ; une lettre à M. Skard, adressée le 19 juin par M. Wim Deetman, maire de La Haye et Président de la Commission "diplomatie des villes" des CGLU, qui  demandait d'envoyer une délégation du Congrès en Turquie ; et une visite de M. Demirbaş le 26 juin à Strasbourg pour rencontrer des membres du Secrétariat du Congrès.

3.       La délégation s'est rendue du 8 au 10 août 2007 en Turquie, soit deux jours de réunions à Diyarbakir et un à Ankara. Le programme de la visite figure à l'annexe I au présent rapport. La délégation tient à exprimer de tout cœur ses remerciements pour l'accueil qu'elle a reçu à Diyarbakir et à Ankara, pour l'hospitalité offerte et pour les informations et autres aides fournies par ses interlocuteurs dans les deux villes. La visite a été repoussée en raison des élections générales, convoquées le 22 juillet en Turquie. Les résultats du scrutin ont renforcé le parti au pouvoir (AKP) et ont, dans le même temps, permis à plus d'une vingtaine de députés du DTP d'obtenir un siège.

4.       Il est d'ores et déjà manifeste que le Congrès est compétent pour examiner un certain nombre de questions qui ont été soulevées ces derniers mois dans le Sud-Est de l'Anatolie. Cependant, le présent rapport portera surtout sur les faits liés à la destitution du maire de Sur et à la dissolution du conseil municipal de cette ville. L'attention donnée à ces deux mesures tient à ce que toute destitution d'un élu local revêt une importance particulière et que l'affaire a précédé immédiatement la visite de la délégation. La décision, rendue au cours de celle-ci par le tribunal, a rendu irrévocable la destitution du maire et la dissolution du conseil et entraîné l'organisation de nouvelles élections. Cependant, bien que ce soit l'affaire de Sur qui a intéressé avant tout la délégation, celle-ci a pu recueillir bien d'autres informations, ce qui permet non seulement de comprendre cette affaire-là, mais met aussi en lumière d'autres événements récents qui se sont produits dans le Sud-Est de l'Anatolie. Il conviendrait aussi de rappeler au Bureau que ce n'est pas la première fois que le Congrès a réagi à des préoccupations relatives à la situation des maires et des municipalités dans la région. Ainsi, en raison de la suspension et de la destitution de maires (ou de la menace brandie à cet effet), une délégation composée de MM. KNAPE et STÖCKLING (accompagnés du Professeur HILMSWORTH) s'était rendue en octobre 2001 à Ankara et à Diyarbakir, ce qui a alors conduit à un rapport d'information du Congrès le 22 novembre 2001 (CPL/INST (8) 27) et à un autre avis, publié par le Congrès le 29 novembre 2002 (CPL/INST (9) 14).

La partie B du présent rapport est une brève analyse de l'affaire de la municipalité de Sur ; la partie C donne une conclusion préliminaire sur le sujet ; la partie D présente une synthèse des arguments qui ont été avancés dans l'affaire et nous permet d'évoquer des renseignements concernant d'autres affaires et événements et donc de mieux comprendre la situation plus générale de la démocratie locale dans le Sud-Est de l'Anatolie et plus largement le contexte de la région. La partie E comprend une synthèse des conclusions tirées par la délégation, ses recommandations préliminaires, et les décisions prises à ce stade par le Bureau du Congrès.

5.       Ce rapport a été soumis au Bureau du Congrès le 17 septembre 2007 qui a décidé de le rendre public et de le porter à l’attention des autorités turques et des différents interlocuteurs rencontrés.


B.      L'AFFAIRE DU MAIRE ET DU CONSEIL DE SUR

6.       Le 6 octobre 2006, le Conseil municipal de Sur a pris la décision (avalisée par le maire) de communiquer en kurde, en arménien, en syriaque, en anglais, en arabe et en turc des renseignements concernant la fourniture de services publics. La résolution était intitulée "Des services municipaux multilingues". Etant donné qu'on pouvait craindre que la décision soit contraire à la loi et à la Constitution de Turquie, le Gouverneur de Diyarbakir a invité le ministère de l'Intérieur à intervenir en chargeant un inspecteur d'étudier la situation[1]. Des poursuites ont été entamées (le 27 février 2007) à la lumière du rapport de l'inspecteur devant la Huitième chambre du Conseil d'Etat (Cour administrative suprême) et, en temps voulu, le Conseil d'Etat a publié sa décision (le 22 mai 2007) à l'encontre de la municipalité de Sur et il a ordonné de dissoudre le Conseil et de destituer le maire. La décision se fondait en gros sur le raisonnement suivant :

a.         Les municipalités turques ne sont pas habilitées à prendre des décisions sur des "questions politiques", qui             ne sont pas liées à leurs compétences.

b.         si de telles décisions sont néanmoins prises, la loi requiert la dissolution /destitution.

c.         En vertu de l'article 3 de la Constitution, l'Etat turc, son territoire et sa nation, constituent une entité i            ndivisible. Sa langue est le turc.

d.         L'octroi de services par les municipalités n'est licite que si cela n'est pas incompatible avec d'autres             obligations.

e.         Le droit reconnu (aux municipalités) d'offrir des cours dans d'autres langues que le turc ne peut être             arbitrairement étendu. Les municipalités ne peuvent indirectement remplacer la langue officielle d'Etat par             d'autres langues. Ce droit d'étendre l'emploi de langues n'a été consacré ni par la Constitution turque, ni par la Charte européenne de l'autonomie locale.

7.       Par la suite, la municipalité a exercé un recours contre la décision. Le 27 juillet 2007, le Conseil d'Etat a reconnu le bien-fondé de celui-ci, mais uniquement pour des motifs procéduraux. L'affaire a  été dûment renvoyée devant la Huitième chambre qui a confirmé (le 9 août) sa décision initiale sur le fond de l'affaire. Dans l'intervalle pourtant (le 25 juillet), le Gouverneur avait nommé conformément à celle-ci, le Vice-Gouverneur Ahmet Yilmaz, Secrétaire général de l'administration provinciale spéciale de Diyarbakir comme maire de Sur, ainsi que quatre fonctionnaires pour exercer les fonctions du conseil dissous.

8.       De plus, la délégation croit savoir que bien qu'il puisse encore y avoir un recours, le délai de 60 jours dans lequel doivent être organisées des élections destinées à élire un nouveau maire et un nouveau conseil municipal, a commencé à courir. Les élections doivent donc se tenir avant la mi-octobre. Le maire et les conseillers sortant devraient pouvoir être candidats à l'élection et on s'accorde à prévoir que si tel est le cas, ils seront réélus. Toutefois il faut noter qu'après la mission d'enquête menée par une délégation du Congrès en 2001, après la destitution de maires en Turquie, la loi a été changée de telle sorte que la destitution d'un maire ou la dissolution d'un conseil municipal doit être décidée par le Conseil d'Etat, sur requête du Ministre de l'Intérieur, et non une décision du ministre lui-même (articles 30 et 43 de la loi no 5393).

C.      CONCLUSION PRELIMINAIRE SUR L'AFFAIRE DE LA MUNICIPALITE DE SUR

9.       De l'avis du Congrès et pour préserver les normes sévères de l'autonomie locale, la destitution d'élus locaux par d'autres moyens qu'un vote populaire est manifestement une question d'une importance capitale. On sait bien que la Charte européenne de l'autonomie locale de 1985 ne traite pas directement de cette question, bien que l'esprit de la Charte, prise dans son ensemble, en conjonction avec le libellé de l'article 7, alinéa 1 concernant le "libre exercice du mandat" [des élus locaux] et de l'article 8, alinéa 1 relatif au "contrôle administratif" aille manifestement à l'encontre de la destitution non démocratique d'élus.


10.     Cette position a été clairement affirmée dans les recommandations adoptées par le Congrès lorsque le problème a été soulevé. Ainsi, la Recommandation 12 (1995) sur la démocratie locale en Roumanie souligne que le contrôle des élus doit obéir à une certaine proportionnalité ; et qu'ils peuvent être destitués seulement en cas d'infractions répétées et avérées ou "à la demande expresse d'instances judiciaires dans le cadre de poursuites pénales, dans la mesure où la suspension est véritablement nécessaire aux fins de l'enquête" ; toutes les autres voies de recours doivent avoir été épuisées avant que soient mises en œuvre les solutions extrêmes que sont la suspension et la destitution de maires (par. 11.3.3.4). En vertu du paragraphe 3.d) i) de la Recommandation 20 (1996) sur la mise en œuvre de la Charte, "si l’existence de procédures de destitution, de suspension ou de dissolution ne sont pas en soi contraires à la Charte, elles ne peuvent être que des procédures d’ultime recours qui ne peuvent être mises en œuvre que dans le cas de violations répétées et avérées de la Constitution ou de la loi votée par le Parlement, ou de situations de blocage prolongé qui rendraient impossible l’exercice du mandat qui leur a été confié".

11.     Bien que la délégation n'ait pas été chargée de dire si l'affaire de Sur et les dispositions constitutionnelles et législatives sur laquelle celle-ci se fonde reflètent une violation des normes de la Charte, nous estimons à titre préliminaire qu'il en est effectivement allé ainsi. Les circonstances ne constituent pas des "violations répétées et avérées", ni une "réaction proportionnée" justifiant une ingérence très interventionniste dans l'autonomie des pouvoirs locaux.

D.      CONSIDERATIONS LIEES AU CONTEXTE PLUS LARGE

12.     Tandis qu'il envisage la réaction à adopter face au cas spécifique de la municipalité de Sur, le Bureau pourrait souhaiter peut-être tenir compte de considérations plus générales qui peuvent contribuer à mieux comprendre le contexte dans lequel l'affaire de Sur s'est produite et continue de se développer. Ci-après figurent des réflexions fondées sur les documents qui ont été communiqués à la délégation et sur les entretiens qui ont eu lieu à Diyarbakir et à Ankara. Elles reflètent la diversité de points de vue en Turquie sur les questions suivantes : contexte politique et constitutionnel ; état général de la démocratie locale dans le pays ; interprétation de l'histoire de la région du Sud-Est de l'Anatolie et du peuple kurde ; statut de la langue kurde à la fois en général et dans le contexte politique turc ; pertinence de l'historie récente des violences et des conflits dans le Sud-Est de l'Anatolie ; mesures officielles prises récemment pour faire appliquer les restrictions imposées à l'emploi de la langue kurde ; circonstances dans lesquelles il est – ou il serait – légitime pour les pouvoirs locaux de communiquer des informations à leur population dans d'autres langues que le turc (et pas seulement en kurde) sur les services offerts par les collectivités.

13.     Prises globalement, ces divergences de vues conduisent à des appréciations différentes de la régularité de l'action menée par la municipalité de Sur pour mettre à l'épreuve la loi, de la façon dont elle l'a fait (et dont elle pourrait encore le faire) et surtout de la nécessité de changer ou non la loi turque pour permettre aux municipalités de réaliser des activités comme celles qui ont provoqué la destitution du maire et la dissolution du conseil municipal de Sur.

14.     En conséquence :

a)       On (des militants de la langue kurde et des responsables politiques) a souvent affirmé lors des réunions de la délégation à Diyarbakir et dans la documentation écrite qui nous a été communiquée que le cas particulier de la destitution du maire et de la dissolution du Conseil de Sur s'inscrivait dans un ensemble plus large d'activités visant à réprimer l'emploi considéré illégal de la langue kurde[2] : le maire et le conseil de Sur (ainsi que le maire de Diyarbakir) s'exposent à des poursuites pénales en novembre 2007, qui se rajoutent à la procédure en cours devant les juridictions administratives déjà entamée ; en 2006-07, des poursuites pénales ont été intentées contre différents responsables politiques et d'autres personnalités qui ont prononcé des discours (et chanté des chansons) en kurde ; l'ex-maire de Sur a fait l'objet d'une enquête parce qu'il aurait célébré un mariage en kurde ; il y a eu des poursuites en raison de l'emploi de la lettre "w", qui est interdite dans les communications officielles ; le maire de Diyarbakir a été poursuivi parce qu'il avait envoyé des cartes de vœux de Nouvel An en kurde ; 56 maires ont été poursuivis pour "soutien et assistance à une organisation armée" en raison de leur lettre au Premier Ministre danois concernant la fermeture éventuelle de la chaîne Roj TV.


b)       On nous a donné des arguments en faveur du droit général des collectivités locales de publier des informations destinées à leur population dans les langues parlées par la population. 72% de la population de Sur est kurdophone. En raison de l'afflux de populations venues des villages environnants (surtout dans les années 1990), beaucoup d'habitants ne maîtrisent que le kurde. On nous a expliqué de manière convaincante que la population de Diyarbakir – et en particulier les femmes – pâtit de ce que des informations importantes ne sont pas communiquées en kurde. Cela nuit considérablement à la santé des femmes et des enfants. D'autres facteurs jouent naturellement un rôle, mais la nécessité de permettre aux organes privés et publics de pouvoir communiquer en langue kurde a été soulignée avec force.

c)       On a relevé que la pratique des collectivités locales qui adaptent leur langue aux conditions locales était non seulement courante en Europe (en Allemagne par exemple (qui emploie notamment le turc), en Suisse (qui emploi le turc et le kurde) et au Royaume Uni, mais aussi en Turquie elle-même. Il est de notoriété publique que beaucoup de collectivités locales de l'Ouest du pays emploient des langues comme l'anglais et l'allemand pour communiquer avec les habitants.

d)       Certains affirment que les différences observées en Turquie même tiennent à ce que ces collectivités adoptent simplement "l'autre" langue sur le plan administratif, au lieu de voter une résolution formelle comme à Sur. D'autres considèrent ces différences comme la preuve d'une discrimination dirigée spécifiquement contre la langue kurde de la part des forces de l'ordre. Les avis divergent (y compris au sein du ministère de l'Intérieur) au sujet de la réaction éventuelle du gouvernement central ou des tribunaux, si par exemple la municipalité de Sur publiait des informations en kurde sans adopter de résolution formelle à cette fin[3]. On a fait savoir que le maire par interim de Sur n'avait pas demandé aux standardistes de la municipalité de cesser d'employer le kurde pour répondre aux appels dans cette langue.

e)       On a reconnu que dans bien des cas, les services publics emploient de fait la langue kurde pour communiquer des informations à la population du Sud-Est de l'Anatolie. Les candidats aux législatives ont ouvertement employé la langue kurde au cours de la campagne de juin 2007, bien que ce soit illégal.

f)       Au ministère de l'Intérieur, on a insisté sur la différence entre l'emploi par les collectivités locales du kurde et de langues qui sont "reconnues à l'échelle internationale". La langue kurde ne serait pas très connue, elle aurait une origine et une légitimité douteuses. On l'a considérée comme une simple "langue ethnique". En dépit de l'emploi avéré du kurde dans des journaux, des livres et des revues, on a soutenu que le kurde n'était pas une langue suffisamment fixée pour pouvoir être employée à des fins de communication officielle. A l'inverse, certains ont soutenu que le kurde était de fait une langue développée, qui avait une longue histoire et qui était très largement employée.

g)       Dans une autre perspective, on a soutenu (à Ankara) que la tendance à employer publiquement le kurde ne pouvait être dissociée de "certaines sensibilités", qui dérivent de la situation géographique du Sud-Est de l'Anatolie. Les particuliers ont toujours été libres de communiquer en kurde, mais bien que l'ex-maire et l'ex-conseil municipal de Sur le nient avec véhémence, la diffusion de documents en kurde est considéré comme une tentative indirecte d'ajouter une seconde langue "officielle" en Turquie. Or, c'est contraire à l'esprit de la Constitution. Selon cette thèse, l'usage du kurde est indissociable des mouvements séparatistes, qui est le problème principal dans le Sud-Est de l'Anatolie et qui est, de son côté, difficilement séparable des violences qui ont fait plusieurs milliers de morts dans la région. Les jours précédant la visite, l'armée turque a perdu plusieurs hommes dans le conflit. Et il faut tenir compte de ce que pense l'opinion publique sur ces questions dans toute la Turquie.

h)       Ces considérations, sans en oublier naturellement d'autres, ont conduit à des divergences d'opinions sur i) le bien-fondé de la résolution de Sur étant donné l'état actuel de la législation ; et ii) l'opportunité de formuler des propositions d'amendement de la législation existante. En ce qui concerne le point i), les représentants du gouvernement central ont soutenu en particulier que dans un Etat de droit comme la Turquie, la loi en vigueur devait être respectée et défendue par les pouvoirs publics, qui ne devaient pas la contester. Le Parlement pourrait, en temps opportun, modifier la loi, mais tant que ce n'est pas le cas, il n'appartient pas aux pouvoirs publics de la contester par des procédures juridiques, surtout quand celles-ci se rapportent à des "questions politiques". Toutes divergences de vues pourraient être résolues par un débat entre les différentes parties. Même certains représentants de collectivités locales ne voient pas d'un très bon œil la volonté de certains responsables locaux de rechercher ce que d'autres considèrent comme un traitement spécial. Cette approche est naturellement contestée par les ex-élus de Sur. Sur le second point, il y a une ligne de clivage marquée entre les avis entendus à Diyarbakir par la délégation et ceux qui ont été exprimés à Ankara. A Diyarbakir, nous n'avons pas eu l'impression d'une volonté ferme de défendre l'état actuel de la législation. Ainsi, bien qu'ils ne s'engagent pas pour des modifications spécifiques de la loi, les représentants locaux du parti AKP au pouvoir ont relevé que dans son programme pour les récentes élections, le parti avait plaidé en faveur d'une nouvelle "constitution civile consensuelle", consacrant de nouveaux droits et un nouveau contrat social – qui pourrait, pensaient-ils, favoriser une modification des lois sur la langue. A Ankara, cependant, nous n'avons pas retrouvé cette unanimité. Beaucoup, y compris des membres du gouvernement, défendaient davantage les règles existantes et ne se montraient guère favorables à une modification législative quelle qu'elle soit.

i)        Bien que les avis sur l'adhésion à l'Union européenne varient beaucoup en Turquie, on ne peut guère douter que parmi les interlocuteurs que la délégation a rencontrés, les gens étaient bien conscients que l'affaire de Sur et celles qui soulèvent à la fois les questions de liberté de la langue et de démocratie locale étaient directement liées aux débats sur l'adhésion, à la fois en Turquie même et au-delà de ses frontières.

E.      CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS PRELIMINAIRES

15.     Nous avons déjà indiqué (au paragraphe 10 ci-dessus) nos conclusions préliminaires dans l'affaire de Sur. Il nous semble que la suite naturelle des opérations serait a) d'aller dans la direction de l'expression de la préoccupation du Congrès au sujet des lois actuelles qui conduisent à un pareil résultat ; et b) de transmettre aux autorités turques le souhait que la loi soit très prochainement modifiée. Nous croyons savoir que les principaux objectifs à poursuivre seraient la modification des articles 30 et 44 de la loi sur les municipalités (n° 5 393 de 2005). Cependant, il pourrait aussi être approprié d'amender la Constitution.

16.     Il est pourtant évident selon nous qu'il conviendrait de garder à l'esprit les contradictions et autres difficultés qui ont été présentées dans certains des paragraphes précédents de ce rapport si l'on envisageait une réforme de la législation pertinente et de la Constitution. Selon nous, la législation actuelle est tellement problématique sur le fond et sur la forme qu'elle n’est pas applicable. Citons la distinction affirmée, mais problématique, entre langues ethniques et langues internationales ; la confusion sur ce qui constitue exactement un abus de pouvoir "politique" de la part des collectivités locales ; l'incertitude sur la distinction entre les questions qui relèvent d'une résolution officielle et celles qui sont réalisées d'un point de vue purement administratif ; l'incertitude, qui ressort de l'affaire de Sur elle-même, concernant les protections procédurales dont peuvent bénéficier le maire et les conseillers municipaux quand des mesures judiciaires sont prises à leur encontre ; et surtout, nous regrettons la manière manifestement arbitraire avec laquelle la loi peut être invoquée et appliquée lors de différents cas de violations alléguées de la loi. Nous ne pouvons rester indifférents en entendant que des mesures énergiques ont été prises à l'encontre de Sur dans des circonstances où d'autres collectivités n'ont pas été inquiétées. C'est pourquoi, il nous semble qu'au lieu de réaliser isolément une simple réforme de la loi sur les municipalités, il conviendrait aussi d'envisager une révision plus large de la législation existante.

17.     Cependant, la délégation estime aussi que quelles que soient les réformes de la législation et de la Constitution qui pourraient être proposées en Turquie, le programme légal devrait être replacé dans une initiative politique plus large. La Turquie se trouve actuellement à un tournant politique majeur. Les élections de juillet ont permis à l'AKP, parti au pouvoir, d'avoir une forte majorité, alors qu'il est favorable à des changements politiques et constitutionnels. C'est aussi le parti qui a bénéficié d'un large soutien électoral de la population kurde. Les élections ont permis également une représentation au Parlement du DTP, ce qui offre l'occasion d'une diversité démocratique nouvelle dans la politique turque. Tout comme le Parlement, l'Etat a un nouveau Président, qui a exprimé le souhait d'adopter de nouveaux amendements constitutionnels. Cette nouvelle situation permet peut-être l'élan nécessaire pour un large changement politique qui pourrait comprendre une réforme de la loi et une évolution de la politique manifestement nécessaire, concernant la langue kurde. Le Congrès devrait, nous semble-t-il, se déclarer confiant que les nouveaux responsables politiques de la Turquie sont déterminés et capables de faire des progrès notables dans cette direction.

18.     Dans cet esprit, le Congrès invite le Prof. Beşir ATALAY, nouveau Ministre de l'Intérieur, à intervenir devant le Congrès, à l'occasion de sa session de novembre à Strasbourg, et à présenter la politique que le nouveau gouvernement turc a l'intention de suivre sur ces points. De plus, il pourrait encourager le gouvernement turc à insister sur son attachement à la diversité et au pluralisme, alors qu'il s'engage dans cette nouvelle phase de réforme et de modernisation, en signant la Charte européenne des langues régionales et minoritaires et la Convention cadre pour la protection des minorités nationales. En ce qui le concerne, le Congrès pourrait souligner qu'il reste à la disposition des autorités turques et qu'il est disposé, si nécessaire, à réaliser une mission de plus en Turquie.

19.     Le Congrès charge sa Commission institutionnelle de préparer une recommandation au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe à l'intention des autorités turques en reprenant les préoccupations exprimées dans le présent rapport.


ANNEXE 1

Mission d'enquête du Congrès en Turquie

8 - 10 août 2007

Programme

Mercredi, 8 août : Diyarbakir

Matin

-         Réunion de la délégation à l'hôtel avec :

-         M. Abdullah Demirbaş, Maire de Sur, et les membres du conseil municipal


-         Réunion avec des ONG

          -         Barreau de Diyarbakir

          -         Association des droits de l'homme

          -         Institut kurde

          -         Centre culturel Dicle Fırat

          -         Centre DİKASUM de la municipalité métropolitaine de Diyarbakir pour les questions féminines

          -         KÜRDİ-DER (Association pour la recherche sur la langue kurde)

          -         Eğitim-Sen (syndicat des enseignants)

Après-midi

-         M. Efkan Ala, Gouverneur de Diyarbakir

-         M. Ahmet Yilmaz, Vice-Gouverneur, chargé de la municipalité de Sur

-         Représentants du DTP (parti de la société démocratique)

Jeudi 9 août :  Diyarbakir

Matin

-         Sept muhtars (maires d'arrondissements urbains) et le président de l'association des muhtars

-         Représentants de l'AKP (parti de la justice et du développement)

Après-midi

-         M. Osman Baydemir, Maire de la municipalité métropolitaine de Diyarbakir

-         Représentants des médias

Vendredi 10 août :  Ankara

Matin

-         Ministère de l'Intérieur

          -         M. Murat Zorluoğlu, chef de service, Secrétaire de la délégation du Congrès

          -         M. Bülent Kilinç, Directeur général des collectivités locales

          -         M. Zekeriya Şarbak, Sous-secrétaire d'Etat

-         Professeur Rusen Keleş, membre du groupe d'experts indépendants du Congrès

Après-midi

-         MM. Yavuz Mildon, Yusuf Ziya Yilmaz et Menderes Turel, délégation turque auprès du Congrès

-         Réunion avec des missions diplomatiques d'Ankara (Canada, Danemark, France, Allemagne, Norvège, Suède, Suisse, Royaume Uni, Etats-Unis, Union Européenne)

-         Union des municipalités de Turquie , (M. Adem Esen, Maire de Selcuklu, Konya et M. Nihat            Zeybekci, Maire de Denizli)

-         Mme Gültan Kısanak et M. Akın Birdal, députés du parti DTP

Délégation du Congrès

M. Anders KNAPE, Vice-Président du Congrès, Président de l'Association suédoise des pouvoirs locaux et régionaux.

M. Hans Ulrich STÖCKLING, Vice-Président du Congrès, Membre du Gouvernement cantonal de St‑ Gall, Suisse.

Mme Irina PEREVERZEVA, Présidente de la Commission institutionnelle de la Chambre des pouvoirs locaux, Maire de la ville de Kostroma, Fédération de Russie.

Professeur Chris HIMSWORTH, University of Edinburgh, expert.

Secrétariat

M. Jean-Philippe BOZOULS, Secrétaire exécutif de la Chambre des pouvoirs locaux du Congrès.

M. Tim LISNEY, Adjoint au Secrétaire exécutif de la Chambre des pouvoirs locaux.

Interprètes

Mme Serap Ruken SENGÜL

Mme Aslı ONAY

                                                                                                                                               

ANNEXEE 2

Décision 2007/3101

Huitième Chambre de la Cour administrative suprême

de la République de Turquie

22 mai 2007

Dossier no :       2007/1315

Décision no :     2007/3101

Partie requérante :         Ministère de l’Intérieur

Défendeurs :                 1. Conseil municipal de Sur, Diyarbakır

                                    2. Abdullah Demirbaş

Conseils des défendeurs :

                                                1. Mustafa Ayzit et Cihan Aydın, avocats

                                                Ali Emri 5. Sok. Yılmaz 2000 Apt. Kat 1-4 –

                                                DİYARBAKIR

                                                2. Hasip Kaplan, avocat

İstiklal Cad. Kallavi Sok. No. 6/4 – Beyoğlu/

İSTANBUL

Résumé de la requête :

Requête visant à ce que soient prises les mesures requises en vertu de l’article 30 paragraphe 1.b de la loi no 5393 en ce qui concerne le conseil municipal de la municipalité d’arrondissement de Sur, dans la province de Diyarbakır, au motif que le conseil avait décidé de se lancer dans une « gestion municipale multilingue » de l’offre de services municipaux, et en vertu de l’article 44, paragraphe 2.d de la même loi à l’égard du maire Abdullah Demirbaş, qui avait participé à la prise de cette décision.

Résumé des mémoires en défense : les mémoires en défense n’ont pas été déposés dans le délai légal.

Avis du juge rapporteur de la Cour administrative suprême, Melek ŞENDİL YAN :

Les conditions prévues par les articles 30 et 44 de la loi no 5393 étant réunies, la Cour devrait décider de dissoudre le conseil municipal et de révoquer le maire.

Avis du procureur près la Cour administrative suprême, Radiye TİRYAKİ :

Par une lettre no B050MAH1006001/521.2007.21.05/5735-57216, la Direction générale des collectivités locales au ministère de l’Intérieur demande que le conseil municipal de la municipalité d’arrondissement de Sur, à Diyarbakır, soit dissous au motif qu’il a pris une décision concernant des questions politiques sans liens avec les fonctions dévolues à la municipalité, conformément à l’alinéa b. de l’article 30 de la loi no 5393 relative aux municipalités, qui s’intitule « Dissolution du conseil municipal », et qu’Abdullah Demirbaş, maire de l’arrondissement de Sur, à Diyarbakır, qui a pris part à cette décision, soit révoqué au motif qu’il a participé à des activités et des procédures entraînant la dissolution du conseil municipal, conformément à l’article 44 paragraphe 2.d de la loi no 5393.

Aux termes de l’article 30.b de la loi no 5393, « si le conseil municipal prend des décisions sur des questions politiques sans liens avec les fonctions dévolues à la municipalité, il doit être dissous par décision de la Cour administrative suprême après que cette dernière en a été avisée par le ministère de l’Intérieur ». Selon l’article 44, paragraphe 2.d, « si le maire participe à des activités et des procédures qui entraînent la dissolution du conseil municipal, il doit être démis de ses fonctions de maire par décision de la Cour administrative suprême à la demande du ministère de l’Intérieur ».


L’article 3 de la Constitution de la République de Turquie, dans la partie intitulée « Principes généraux », dispose que « l’Etat turc forme avec son territoire et sa nation une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc » ; selon l’article 4 de la section IV intitulée « Dispositions inaltérables », « … les dispositions de l’article 3 ne peuvent pas être modifiées, et leur modification ne peut être proposée » ; l’article 11 de la section XI des « Principes généraux », intitulée « Caractère obligatoire et suprématie de la Constitution », dispose que « les dispositions de la Constitution sont des principes juridiques fondamentaux qui lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, les autorités administratives et toutes les autres institutions et personnes. Les lois ne peuvent pas être contraires à la Constitution » ; et, selon l’article 42 intitulé « Droits à l’éducation et à l’instruction et devoir d’éduquer et d’instruire », « aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs en tant que langue maternelle dans les établissements d’éducation et d’enseignement ».

L’article 127 de la Constitution dispose que les collectivités locales sont des personnes morales de droit public créées pour répondre aux besoins collectifs locaux des habitants des provinces, des villes et des villages, que les principes régissant leur structure sont précisés par la loi et que leurs organes de décision, également déterminés par la loi, sont élus au suffrage universel direct.

L’article 2 de la loi no 1353 relative à l’adoption et à l’application de l’alphabet turc rend obligatoires l’adoption et l’utilisation de documents écrits en alphabet turc dans tous les services et institutions de l’Etat ainsi que dans toutes les entreprises, associations et institutions privées à compter de la date de publication de la loi.

De même, dans sa décision du 19/03/1996 relative à la dissolution d’un parti politique (Dossier no 1995/1, Décision no 1996/1), la Cour constitutionnelle a jugé que, conformément aux dispositions de la Constitution, les procédures et la correspondance officielles devaient être en langue turque, les documents officiels devaient être rédigés en turc et l’enseignement et la culture nationale devaient se fonder exclusivement sur le turc.

L’examen du dossier montre que le 06/10/2006, le conseil municipal de Sur, à Diyarbakır, a adopté la décision ci‑après no 61 par 17 voix pour (dont celle du maire), 7 voix contre et 1 abstention : « étant donné que l’arrondissement comprend des citoyens de langues, religions et cultures différentes, des enquêtes publiques ont été effectuées au sujet de la population de la ville ; elles ont révélé que 24 % de la population locale parlait turc, 72 % kurde, 4 % arabe et 3 % syriaque et arménien ; afin que toutes les activités de la municipalité puissent atteindre plus efficacement des personnes de différentes origines ethniques, il faudra organiser les activités futures en ayant ce facteur à l’esprit, sur la base des constatations scientifiques obtenues. … Afin d’offrir à la population des services municipaux de manière plus fiable et de rendre les activités éducatives, culturelles et artistiques plus faciles à comprendre, le travail actuel et futur devra se faire selon une conception participative de la fourniture de services municipaux et une approche fondée sur une « gestion municipale multilingue ». Désormais, le travail de la municipalité s’effectuera donc sur une base multilingue ».

La municipalité de Sur est une personne morale de droit public responsable et chargée de la fourniture de services collectifs locaux conformément à l’article 127 de la Constitution, et il s’agit de l’une des municipalités d’arrondissement dont les fonctions et les responsabilités sont énoncées à l’article 7 de la loi no 5216 ; le fait qu’en fournissant des services municipaux et en menant des activités éducatives, culturelles et artistiques elle emploie des langues locales parlées par la population de la ville, c’est‑à‑dire d’autres langues que le turc, la langue officielle, prétendument pour offrir de manière plus fiable des services municipaux à la population et pour rendre les activités éducatives, culturelles et artistiques plus faciles à comprendre constitue manifestement une violation des dispositions constitutionnelles et législatives susmentionnées, et ce fait est également incompatible avec les réalités de notre pays.

Etant donné que la langue de l’enseignement dans notre pays est le turc et que les citoyens turcs alphabétisés savent lire et écrire le turc, rien ne saurait justifier raisonnablement que des services municipaux soient fournis dans d’autres langues que le turc.

Dans ces conditions, le conseil municipal de Sur ayant pris une décision relative à des questions politiques sans liens avec les fonctions dévolues à la municipalité et le maire ayant pris part à cette décision, à mon avis le conseil municipal doit être dissous en application de l’article 30, paragraphe 1.b de la loi no 5393 et le maire de Sur, Abdullah Demirbaş, doit être révoqué en vertu de l’article 44, paragraphe 2.d de cette même loi.

AU NOM DE LA NATION TURQUE

            Après en avoir délibéré, la huitième chambre de la Cour administrative suprême a rendu l’arrêt que voici :


            La requête concerne les mesures qui s’imposent en vertu de l’article 30, paragraphe 1.b de la loi no 5393 à l’égard du conseil municipal de la municipalité d’arrondissement de Sur, dans la province de Diyarbakır, au motif que le conseil municipal a décidé de se lancer dans une « gestion municipale multilingue » de l’offre de services municipaux, et en vertu de l’article 44, paragraphe 2.d de cette même loi à l’égard du maire Abdullah Demirbaş, qui a pris part à cette décision.

            Selon l’article 127 de la Constitution, les contestations relatives à l’acquisition par les organes élus des collectivités locales, du statut d’organe élu sont tranchées par les tribunaux, qui se prononcent aussi sur la perte de ce statut par lesdits organes.

L’article 24 de la loi no 2575 indique, à son paragraphe 1, les affaires qui doivent être traitées en première instance par la Cour administrative suprême, puis il prévoit à son paragraphe 2 que la Cour administrative suprême doit examiner et trancher les requêtes concernant la perte du statut d’organe élu par les organes élus des municipalités et des autorités provinciales spéciales. L’article 2 supplémentaire de cette même loi prévoit que les dossiers envoyés à la Cour administrative suprême par les autorités compétentes en ce qui concerne la perte par les organes élus des municipalités et des autorités provinciales spéciales de leur statut d’organe élu doivent être considérés comme complets soit à la réception, dans le délai de quinze jours, du mémoire en défense du maire si le dossier concerne une demande de révocation du maire, ou du vice-président du conseil municipal si le dossier concerne une demande de dissolution du conseil soit, si aucun mémoire en défense n’est reçu dans ce délai, à la date d’expiration du délai ; que les délais légaux pour statuer commencent à courir à compter de cette date ; que la Cour doit se prononcer sur la base du dossier ; que les contestations de ces décisions peuvent être adressées à la chambre administrative mixte dans le délai de quinze jours à compter du jour suivant celui de la signification de la décision ; qu’une décision doit être rendue relativement à la contestation dans le délai d’un mois et que la décision concernant la contestation est rendue en dernier ressort.

            Ainsi que l’exigent des élections et les principes de la démocratie et de la primauté du droit, le contrôle juridictionnel prévu par les textes constitutionnels et législatifs susmentionnés, en ce qui concerne la perte de leur statut d’organe élu par les organes élus des collectivités locales, a été établi en tant que méthode spéciale sans liens avec la notion d’action en justice. La procédure judiciaire ne présente pas les caractéristiques d’une affaire administrative ; il n’y a pas, à l’origine, de mesure administrative ni de plaignant dont les intérêts juridiquement protégés seraient lésés par cette mesure. Lorsqu’elle reçoit un dossier établi par la direction de l’administration concernée, que ce soit à la suite d’une demande émanant des pouvoirs publics ou en raison d’une décision prise par les organes concernés de la collectivité locale, la Cour administrative suprême décide de révoquer ou dissoudre ou non les organes élus de la collectivité locale.

            Le contrôle juridictionnel concernant la perte par les organes de la collectivité locale de leur statut d’organe élu n’est donc pas de la nature d’une action en justice mais plutôt d’une demande et d’une méthode particulières ; en conséquence, la Cour n’a pas fait droit aux demandes d’intervention déposées par Muhlis Çapa et Ahmet Mikdat Güneş, membres du conseil municipal de Sur, ni à la demande d’octroi d’un délai raisonnable pour se défendre présentée par l’adjoint au maire le 29/03/2007 après l’expiration du délai imparti pour le mémoire en défense, alors que la demande de dépôt d’un mémoire en défense avait été signifiée le 13/03/2007 en vertu de la disposition légale susmentionnée ; elle n’a pas non plus fait droit à la demande d’audition présentée par l’adjoint au maire le 09/04/2007.

            L’article 30, paragraphe 1.b de la loi no 5393 relative aux municipalités prévoit que, si le conseil municipal prend des décisions relatives à des questions politiques sans liens avec les fonctions dévolues à la municipalité, il doit être dissous par décision de la Cour administrative suprême après que celle-ci en a été avisée par le ministère de l’Intérieur. Selon l’article 44, paragraphe 2.d de cette loi, si le maire participe à des activités et des procédures qui entraînent la dissolution du conseil municipal, il est révoqué de ses fonctions de maire par décision de la Cour administrative suprême sur demande du ministère de l’Intérieur.

            Selon l’article 3 de la première partie de la Constitution, l’Etat turc forme avec son territoire et sa nation une entité indivisible et sa langue officielle est le turc ; la deuxième partie expose en détail les droits et devoirs fondamentaux ; selon l’article 10, tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d’opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de secte, et les organes de l’Etat et les autorités administratives sont tenus d’agir conformément au principe de l’égalité devant la loi en toute circonstance ; selon l’article 11, les dispositions de la Constitution sont des principes juridiques fondamentaux qui lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, les autorités administratives et toutes les autres institutions et personnes ; selon l’article 42 du chapitre III intitulé « Droits et devoirs sociaux et économiques », aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs en tant que langue maternelle dans les établissements d’éducation et d’enseignement ; et, selon l’article 66 du chapitre IV intitulé « Droits et devoirs politiques », est Turc quiconque est rattaché à l’Etat turc par le lien de la nationalité.

            L’article 127 de la Constitution dispose que les collectivités locales sont des personnes morales de droit public créées pour répondre aux besoins collectifs locaux des habitants des provinces, des villes et des villages, que les principes régissant leur structure sont précisés par la loi, que leurs organes de décision, également déterminés par la loi, sont élus au suffrage universel direct et que l’organisation, les fonctions et les attributions des collectivités locales sont régies par la loi conformément au principe de la décentralisation.

            L’article 2 de la loi no 1353 relative à l’adoption et l’application de l’alphabet turc rend obligatoires l’adoption et l’utilisation de documents écrits en alphabet turc dans tous les services et institutions de l’Etat ainsi que dans toutes les entreprises, associations et institutions privées à compter de la date de publication de la loi.

            L’article 7 de la loi no 5216 relative aux municipalités métropolitaines établit les fonctions et les pouvoirs des municipalités métropolitaines ainsi que des municipalités de secteur et d’arrondissement ; l’article 14 de la loi no 5393 relative aux municipalités établit les fonctions et les responsabilités des municipalités ; selon l’article 13, toute personne est un citoyen de la ville dans laquelle il habite et les citoyens ont le droit de participer aux décisions et services municipaux, de recevoir des informations concernant les activités municipales et de bénéficier de l’assistance de l’autorité municipale.

            La Charte européenne de l’autonomie locale dispose à son article 3 que, par autonomie locale, on entend le droit et la capacité effective pour les collectivités locales de régler et de gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité et au profit de leurs populations, une part importante des affaires publiques ; l’article 4 dispose que les compétences de base des collectivités locales sont fixées par la Constitution ou par la loi, que les collectivités locales ont, dans le cadre de la loi, toute latitude pour exercer leur initiative pour toute question qui n’est pas exclue de leur compétence ou attribuée à une autre autorité, et que leurs compétences ne peuvent être mises en cause ou limitées par une autre autorité, centrale ou régionale, que dans le cadre de la loi ; et l’article 8 dispose que tout contrôle administratif des actes des collectivités locales ne doit normalement viser qu’à assurer le respect de la légalité et des principes constitutionnels, et que le contrôle administratif doit être exercé dans le respect d’une proportionnalité entre l’ampleur de l’intervention de l’autorité de contrôle et l’importance des intérêts qu’elle entend préserver. Par conséquent, la Charte ne donne pas aux collectivités locales un domaine d’activité entier et indépendant mais les soumet à un contrôle administratif.

            L’examen du dossier montre que, le 06/10/2006, par 17 voix pour et 7 contre, avec la participation du maire, le conseil municipal de Sur, municipalité d’arrondissement au sein de la municipalité métropolitaine de Diyarbakır, a adopté la décision no 61 sur la « gestion municipale multilingue », conformément au rapport de la commission de l’éducation, de la culture, du sport et du tourisme ; en raison de cette décision et des mesures prises pour lui donner effet, des inspecteurs de la fonction publique ont mené une enquête ; et, eu égard aux éléments qui sont apparus à la suite de l’inspection, notre Chambre a été saisie de l’affaire en vertu des articles 30 et 44 de la loi no 5393.

            Dans la présente affaire, le rapport de la commission de l’éducation, de la culture, du sport et du tourisme, qui avait servi de fondement à la décision du conseil municipal de Sur, affirmait ce qui suit : des enquêtes publiques menées au sujet de la population de la ville ont établi que 24 % de la population locale parlait turc, 72 % kurde, 1 % arabe et 3 % syriaque et arménien ; afin que toutes les activités de la municipalité puissent atteindre plus efficacement des citoyens de différentes origines ethniques, il faudra à l’avenir travailler en gardant ce facteur à l’esprit, sur la base de ces constatations ; afin d’offrir à la population des services municipaux de manière plus fiable et de rendre les activités éducatives, culturelles et artistiques plus faciles à comprendre, le travail actuel et futur devra être fondé sur une approche participative et multilingue de la gestion municipale.

            L’examen de combiner des informations et documents remis par le maire de Sur et le vice-président du conseil municipal de Sur, ainsi que des documents communiqués par le ministère de l’Intérieur, révèle ce qui suit en ce qui concerne tant la mise en œuvre de la décision susmentionnée que les activités de la municipalité préalablement à la décision :

–          mille exemplaires d’un ouvrage intitulé « Enquête de la municipalité de Sur » ont été imprimés en turc, en kurde et en anglais ;

–          deux mille brochures intitulées « Rapport d’activité de la municipalité de Sur, avril 2004 – avril 2006 », décrivant les activités de la municipalité de Sur, ont été distribuées en turc et en kurde, et cinq cents CD en langue kurde ont été fabriqués à partir du rapport d’activité de la municipalité de Sur pour cette même période ;

–          cinq mille exemplaires d’un magazine pour enfants intitulé « Shemamok » ont été distribués en turc et en kurde ;

–          vingt mille brochures ont été distribuées en turc, en kurde, en syriaque, en russe, en arabe et en anglais, ainsi que vingt mille brochures concernant le respect de la propreté de la ville en turc et en kurde ;

–          cinq mille exemplaires du bulletin municipal d’information imprimé en turc et en kurde ont été distribués gratuitement ;

–          un CD a été produit au sujet des activités de la municipalité de Sur ;

              le système d’exploitation kurde appelé « Ubuntu » qui contient du logiciel kurde a été téléchargé sur deux ordinateurs de la Direction des affaires culturelles et sociales et cinq cents CD contenant ce logiciel ont fait l’objet d’une publicité et ont été distribués.

En vertu des dispositions légales susmentionnées, les services que les municipalités sont tenues de fournir sont destinés à satisfaire des besoins collectifs locaux, et les municipalités sont chargées de veiller à ce que chacun bénéficie de ces services dans des conditions d’égalité et d’équité, sans aucune forme de discrimination. Dans un Etat de droit, il est indispensable d’apporter cette forme de sécurité juridique aux bénéficiaires des services publics. Il est donc obligatoire de préserver les droits fondamentaux.

            En veillant à ce que, compte tenu des conditions locales, les citoyens qui parlent des langues et dialectes différents bénéficient de manière plus fiable des services municipaux et en soient informés, les municipalités ne doivent pas outrepasser les règles fixées par la Constitution et la législation. Quant à l’exercice de ce droit, il doit rester dans les limites fixées par la Constitution et la législation.

            La décision en question et la manière dont elle a été mise en œuvre doivent être évaluées sous l’angle des dispositions constitutionnelles et législatives susmentionnées et des règles établies par la Charte européenne de l’autonomie locale.

            Les règles qui régissent les droits et libertés fondamentaux consacrés par notre Constitution sont parallèles à celles énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention européenne des Droits de l’Homme, et de nombreuses normes internationales ont été transposées en droit interne par le biais de réformes législatives adoptées à différentes époques. Ainsi, des efforts continus sont faits non seulement pour empêcher des violations des droits consacrés par les traités signés mais aussi pour s’acquitter des obligations positives qui découlent de ces traités en adoptant les mesures nécessaires pour protéger les droits et les libertés.

            Le statut des traités internationaux dans notre droit interne est déterminé par les règles suivantes énoncées à l’article 90 de la Constitution : les traités internationaux dûment promulgués ont force de loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucun recours en inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle ; en cas de litige lié au fait que des traités internationaux et des textes de loi concernant des droits et libertés fondamentaux, dûment promulgués, contiennent des dispositions différentes sur le même sujet, les dispositions des traités internationaux ont une autorité supérieure à celle des lois.

            En ce qui concerne les pratiques relatives aux droits et libertés fondamentaux, le principe de base est celui de l’existence d’une règle concrète ; en l’absence d’une telle règle, la pratique doit être évaluée en fonction des droits existants et à la lumière des principes juridiques qui déterminent l’ordre social. Autrement dit, un droit qui n’est pas prévu par les règles existantes ne peut être demandé, ou un service aboutissant à l’exercice d’un tel droit ne peut être fourni au public, que dans les limites des droits et principes juridiques existants et à condition qu’il ne soit pas contraire à ces derniers. A défaut, il s’agirait d’un abus de droit, contraire aux principes juridiques. Cette conception est affirmée et expliquée dans les traités internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans les articles intitulés « Restriction de droits » et « Interdiction de l’abus de droit » ; des limites sont donc fixées à l’exercice des droits et libertés fondamentaux prévus par des traités et textes internationaux. Ces principes sont consacrés par les articles 13 et 14 de notre Constitution.

            Des dispositions légales (qui se trouvent dans les lois nos 2923 et 3984) permettent aux entreprises publiques et privées de radio et de télévision d’émettre dans les différentes langues et les différents dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne, et elles permettent d’ouvrir des cours privés pour l’enseignement de ces langues et dialectes ; le fait qu’une institution officielle élargisse arbitrairement le champ d’application de ces dispositions et les rende officielles à la place du turc, sous l’apparence d’une langue d’information ou au prétexte d’une « gestion municipale multilingue », constitue manifestement une violation de dispositions constitutionnelles et législatives. En conséquence, eu égard à sa teneur, la décision contestée du conseil municipal ne saurait être considérée comme relevant de l’exercice d’un droit reconnu soit par des dispositions constitutionnelles et législatives soit par la Charte européenne de l’autonomie locale.

            De ce point de vue, eu égard à la décision concernée du conseil municipal et à la manière dont elle a été mise en œuvre, il apparaît qu’en outrepassant le champ d’application et la finalité des droits dont l’exercice est assuré par les lois susmentionnées nos 2923 et 3984 et en incluant dans le champ d’application de ces droits le rapport d’activité de la municipalité et le logiciel destiné à l’ordinateur de cette dernière la municipalité a permis à une autre langue que la langue officielle de l’Etat d’être employée dans des affaires et procédures officielles. Autrement dit, l’approche multilingue de la gestion municipale décrite dans la décision du conseil municipal est manifestement incompatible avec les dispositions constitutionnelles et légales. Nous estimons donc en conclusion que la décision outrepasse l’exercice des droits et libertés fondamentaux consacrés et préservés par la Constitution et les traités internationaux et qu’elle est contraire à la finalité et à l’optique de ces règles.

            En conséquence, il est clair que la décision prise par le conseil municipal est de nature politique, que le maire de Sur a pris part à cette décision en la signant et que les conditions établies aux articles 30 et 44 de la loi no 5393 sont réunies. Il n’a pas été fait droit à la demande présentée par Muhlis Çapa et Ahmet Mikdat Güneş, membres du conseil municipal de Sur, qui souhaitaient être autorisés à continuer de faire partie du conseil municipal au motif qu’ils avaient voté contre la décision du conseil ; en effet, l’article 30 de la loi no 5393 relative aux municipalités, qui régit la dissolution du conseil municipal, ne contient pas de disposition offrant cette possibilité.

            Le vice-président du conseil municipal de Sur et le maire de Sur ont déposé des requêtes faisant valoir que les allégations concernant le maire sont dénuées de fondement parce que l’arrêt de la 4e Cour d’assises de Diyarbakır l’a acquitté dans cette affaire ; cependant, l’infraction dont il était accusé, ainsi que l’indique l’arrêt, consistait à « faire l’apologie d’une organisation terroriste ou de sa cause dans la presse », et cela n’a aucun lien matériel ni juridique avec la décision contestée du conseil municipal.

            Par ces motifs, il a été décidé à l’unanimité le 22/05/2007 de faire droit à la requête et de dissoudre le Conseil municipal de Sur et révoquer le maire de Sur.

Président

Membre

Membre

Membre

Membre

Güngör Demirkan

Ayla Alkıvılcım

Alaattin Öğüş

Sıddık Yıldız

Atıl Üzelgün

                                                                       



[1]               Les lois régissant les compétences des municipalités ; les pouvoirs de contrôle (des municipalités métropolitaines (second degré de collectivités locales), en l'espèce, la municipalité métropolitaine de Diyarbakir et le Gouverneur ; et les droits d'intervention conférés au Gouverneur et au ministère de l'Intérieur sont toutes complexes. Dans ce bref compte rendu, ils ne sont pas présentés en détails.

[2]               La délégation a reçu une liste officieuse de 33 enquêtes, affaires en instance et condamnations depuis janvier 2006.

[3]               Une question soulevée est de savoir si des crédits seront encore affectés à des activités prétendument illégales.