La démocratie dans la Grande Europe

Discours de M. Giovanni Di Stasi

Président du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe

Mesdames et Messieurs,

C’est avec un immense plaisir que je m’adresse à vous aujourd’hui, non seulement en ma qualité d’homme politique représentant le Conseil de l’Europe, la doyenne des organisations politiques européennes, et la plus grande, mais aussi en tant qu’Européen représentant le continent d’où je viens – le Vieux Monde, comme vous l’appelez ici – et les valeurs qu’il défend.
Permettez-moi tout d’abord de citer Alexis de Tocqueville, aristocrate français fasciné par le modèle démocratique américain. Au XIXe siècle, il écrit, dans son ouvrage qui fait date, De la Démocratie en Amérique : « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n'a plus vivement frappé mes regards que l'égalité des conditions.... Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla que j'y distinguais quelque chose d'analogue au spectacle que m'offrait le nouveau monde. Je vis l'égalité des conditions qui, sans y avoir atteint comme aux États-Unis ses limites extrêmes, s'en rapprochait chaque jour davantage; et cette même démocratie, qui régnait sur les sociétés américaines, me parut en Europe s'avancer rapidement vers le pouvoir. »
Alexis de Tocqueville décrit la démocratie américaine comme un exemple pour l’Europe . D’aucuns s’en étonneront : n’est-ce pas l’Europe qui a donné au monde, avec la Grèce antique et Rome, ses premiers modèles démocratiques ? Ces modèles dont des siècles de despotisme et de luttes féodales l’ont malheureusement éloignée. Cette année marque le 200e anniversaire de la naissance d’Alexis de Tocqueville. Les anniversaires sont toujours l’occasion de faire le bilan des succès – ou des échecs – passés et de penser à l’avenir. J’aimerais en profiter pour réfléchir à la démocratie européenne et à l’avenir du développement démocratique en général. Par démocratie européenne, j’entends la démocratie dans la grande Europe, non pas dans les 25 pays de l’Union européenne, mais dans les 46 Etats membres du Conseil de l’Europe, une organisation qui représente l’ensemble du continent, à l’exception-regrettable –du Belarus.
Pour le Conseil de l’Europe, l’Europe n’est pas seulement une union économique. L’Europe, c’est avant tout une communauté de nations se réclamant des mêmes idées, partageant les valeurs communes de la démocratie, des droits de l’homme et de la prééminence du droit, s’étendant de Reykjavik à Vladivostok, couvrant 14 fuseaux horaires et comptant 800 millions d’habitants.
Le modèle démocratique européen que nous connaissons aujourd’hui n’est évidemment pas né du jour au lendemain. Il n’est pas non plus immuable. C’est le résultat de plusieurs décennies d’efforts concertés et d’expériences multiples. Ce modèle évolue constamment pour s’adapter aux nouvelles réalités de la vie, aux nouveaux besoins et aux nouvelles demandes de nos citoyens. C’est un système naturel, car la démocratie n’est pas un status quo , mais bien un processus. La démocratie n’est pas un accomplissement en soi mais, pour citer encore Alexis de Tocqueville, « la tendance la plus uniforme, la plus ancienne et la plus pérenne que l'on puisse trouver dans l'histoire ».
Revenons aux origines de l’Europe moderne, l’Europe née des cendres de la Deuxième Guerre mondiale. Dans son célèbre discours de 1946, Winston Churchill, l’un des pères fondateurs de cette Europe, a exprimé sa vision de l’avenir européen, en appelant au rétablissement de la famille européenne pour que l’Europe ne connaisse plus jamais le désespoir et la destruction et les pertes immenses causées par la guerre. Selon ses termes, « le remède […] consiste à recréer la Famille européenne […] et à la doter d'une structure qui lui permette de vivre dans la paix, la sécurité, et la liberté. Nous devons édifier, en quelques sortes, les Etats-Unis d'Europe. Ce n'est qu'ainsi que des millions d'êtres qui peinent pourront redécouvrir les joies et les espérances simples qui donnent son sens à la vie ».
Des propos dont Jean Monnet, autre architecte de la construction européenne, s’est fait l’écho en déclarant :
« Il n’y aura pas de paix en Europe si les Etats se reconstituent sur une base de souveraineté nationale […]. Les pays d’Europe sont trop étroits pour assurer à leurs peuples la prospérité et les développements sociaux indispensables. Cela suppose que les Etats d’Europe se forment en une fédération […] ».

Le Conseil de l’Europe, créé en mai 1949, est le pur produit de cette philosophie d’après-guerre, qui peut être résumée en deux mots : Plus jamais. Plus jamais la guerre, plus jamais les camps de la mort. Plus jamais le nazisme et la supériorité d’une nation sur l’autre. Comme l’indique son Statut, le principal objectif de notre Organisation est de réaliser une union plus étroite entre ses membres en s’appuyant sur les valeurs communes de la démocratie pluraliste, du respect des droits de l’homme et de l’Etat de droit, et de promouvoir une identité culturelle européenne tout en préservant la diversité et en maintenant la cohésion sociale.
J’aimerais à cet égard souligner l’importance de la cohésion sociale et du développement social, qui ont été d’emblée deux volets de la politique européenne et du modèle démocratique européen. Tout comme les Américains, les Européens sont convaincus que la raison d’être de l’Etat – du gouvernement – est de protéger les droits des citoyens, comme l’affirme la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis. Cela étant, notre conception des droits de l’homme – sur laquelle je reviendrai plus tard – a évolué pour englober, outre les droits civils et politiques, de plus en plus de droits sociaux et économiques dans les droits fondamentaux dont jouit tout citoyen. Nous estimons que le gouvernement se doit d’assumer vis-à-vis des citoyens une responsabilité sociale que ne saurait endosser le seul secteur privé. Nous ne pensons pas pour autant que le gouvernement soit capable de répondre seul à tous les besoins. Il convient donc de trouver un juste équilibre entre le public et le privé, et c’est là une tâche ardue et complexe. Cette complexité se reflète dans la diversité des opinions politiques en Europe. En témoigne le grand nombre de partis politiques face auxquels les Américains, habitués à l’alternance entre deux grands partis, ont parfois bien du mal à s’y retrouver.

L’importance de la cohésion sociale vient d’être réaffirmée une fois de plus lors du Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l'Europe qui s’est tenu en Pologne, à Varsovie, en mai dernier. Dans le Plan d’action adopté par le Sommet, il est question de construire une Europe plus humaine et plus inclusive, une Europe de l’Inclusion, un continent qui garantisse l’égalité de traitement à toute personne se trouvant sur son sol, un continent sur lequel tous les individus soient pareillement inclus dans le processus démocratique, un continent sur lequel les droits de tous les individus soient pareillement protégés.
Dans la réalisation de ce but, le rôle du Conseil de l'Europe, dont on dit souvent qu’il est le « gardien des droits de l'homme » sera déterminant. Après sa création en 1949, notre organisation a entrepris de mettre en place un système de protection des droits de l'homme unique au monde, dont la pierre angulaire est la Cour européenne des Droits de l'Homme. Cette Cour veille à ce que les droits et les libertés garantis par l’instrument juridique majeur du Conseil de l'Europe, sa pièce maîtresse, la Convention européenne des Droits de l'Homme, soient dûment protégés dans tous ses Etats membres. Tout individu vivant sur le territoire européen a le droit de saisir la Cour européenne des Droits de l'Homme pour dénoncer une atteinte à ses droits par les gouvernements nationaux (à la regrettable exception, je le répète, du Gouvernement du Bélarus) et dans un grand nombre d’affaires, la Cour européenne statue en faveur du requérant, les arrêts qu’elle rend allant souvent dans le sens contraire des décisions des Cours suprêmes nationales.

La Cour européenne, par sa jurisprudence, joue aussi un rôle important dans le développement du concept de droits de l'homme - parallèlement à l’évolution des conceptions des gouvernements et parlements européens. Notre interprétation des droits de l'homme, je le répète, se développe constamment, reflétant l’évolution démocratique qui s’opère sur notre continent, elle se développe pour englober les droits de l’enfant, les droits des travailleurs migrants, les droits des résidents étrangers, et bien d’autres, comme le droit aux soins de santé, le droit au logement ou le droit à un environnement sûr. La Convention européenne des Droits de l'Homme compte à présent 14 protocoles additionnels énonçant des droits particuliers et renforçant leur protection.

Permettez-moi de revenir sur la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis. Elle souligne les droits inaliénables à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur. En Europe, nous sommes convaincus que c’est aux gouvernements qu’il incombe de créer un environnement permettant la recherche du bonheur, un environnement stimulant - d’où l’importance qui s’attache aux droits économiques et sociaux que je viens de mentionner. Nous sommes convaincus qu’il y a violation du droit à la recherche du bonheur, dès lors que le gouvernement omet de créer les conditions économiques et sociales appropriées, propices à cette recherche. C’est la raison pour laquelle nous débattons aujourd’hui de la nécessité de développer et de garantir une économie sociale, une économie qui ne soit pas –pas uniquement -déterminée par l’apport des grands groupes, mais aussi par les contributions des citoyens , une économie dans laquelle les gouvernements s’employent à assurer des échanges équitables et une juste répartition des richesses.
Nous établissons également une distinction entre les droits de l'homme qui revêtent un caractère absolu , c’est-à-dire ceux qui ne sauraient être restreints en aucune circonstance et les droits « relatifs », c’est-à-dire ceux auxquels le législateur peut toucher pour les restreindre. Le droit à la vie, par exemple, illustre tout particulièrement la différence entre l’approche américaine et européenne. Pour les Européens, le droit à la vie est un droit absolu, non seulement parce qu’en cas de condamnation à la peine de mort, l’erreur judiciaire est irréversible, mais aussi et surtout, en raison de la valeur absolue de la vie humaine qui ne peut être retirée par la machine gouvernementale.

Nous sommes fiers de déclarer que l’Europe toute entière est aujourd’hui un espace de facto exempt de la peine de mort, sans exécutions, même dans les deux pays (la Russie et le Bélarus) qui n’ont pas officiellement aboli la peine capitale. C’est là la raison de nos appels répétés au Gouvernement américain, à l’Amérique, une nation civilisée qui jouit du statut d’observateur auprès du Conseil de l'Europe, pour l’exhorter à mettre un terme à cette pratique barbare.

En revanche, pour l’Amérique, le droit à la liberté de parole est un droit absolu qui ne saurait être restreint, un point de vue que les Européens ne partagent pas. Nous sommes pour imposer des restrictions aux discours haineux, attisant le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme ou l’islamophobie ou incitant à la perpétration d’actes terroristes. Ce point revêt une importance particulière dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, l’une des priorités essentielles de notre Organisation. Il figure dans la Convention sur la prévention du terrorisme que le Conseil de l'Europe a adoptée en mai dernier.

Cette convention a été adoptée de pair avec deux autres conventions du Conseil de l'Europe sur le financement du terrorisme et sur la traite d’êtres humains qui représentent les réponses de notre Organisation aux problèmes auxquels se trouve confrontée aujourd’hui la démocratie européenne. Le Conseil de l'Europe en tant que seul forum véritablement paneuropéen est parfaitement bien placé pour relever ces défis à l’échelle du continent. Après la chute du rideau de fer et l’effondrement des régimes communistes en Europe centrale et orientale, l’Organisation a réussi à unifier le continent sous un seul toit démocratique, en s’employant à promouvoir dans les nouvelles démocraties les valeurs qui sont les siennes et à y faire progresser la démocratie. Aujourd’hui, le Conseil de l'Europe a quasiment atteint la dimension paneuropéenne qu’il se proposait d’acquérir lors de sa fondation, il y a 55 ans.

Il va sans dire que les Etats membres d’Europe centrale et orientale restent confrontés à d’énormes difficultés, ce qui est tout à fait naturel, quinze ans seulement après l’effondrement des régimes communistes, une période très brève sur le plan historique. Les mentalités n’évoluent pas du jour au lendemain après des décennies de totalitarisme. Ce qui importe, c’est que nous avons à présent la possibilité de promouvoir les valeurs démocratiques sur tout le continent. L’avenir de la démocratie réside dans l’unité, il réside certes dans l’unité des nations et des gouvernements nationaux, mais aussi dans l’unité et la complémentarité de tous les acteurs de la société, de tous les niveaux de gouvernements-supranational, national, régional et local-, des secteurs publics et privés, de la société civile et des citoyens eux-mêmes.

A l’Ouest et à l’Est de l’Europe, les expériences sont certes différentes, mais à la faveur des convergences qui s’observent désormais, nous découvrons la nécessité de changer fondamentalement les rapports de force, la nécessité de transformer le pouvoir central en un réseau de pouvoirs, un réseau de « communautés durables » et c’est ici que la démocratie locale a un rôle essentiel à jouer.

La démocratie locale et le développement durable vont main dans la main. Pour nos citoyens, la démocratie locale est aussi la première des expériences démocratiques. Il n’est donc pas surprenant que les élus locaux et régionaux soient parmi les responsables politiques les mieux vus du public. Les collectivités territoriales prennent aussi une importance croissante dans le développement économique et social, avec la disparition de nos frontières nationales et le déplacement de la concurrence économique du niveau national au niveau interterritorial , ce qui permet, par exemple, la création d’Eurorégions, des entités qui transcendent les frontières nationales. Il est question aujourd’hui de créer l’Eurorégion adriatique, et les Eurorégions de la Mer noire et de la mer Baltique.

Le Conseil de l'Europe, et plus particulièrement son Congrès des Pouvoirs locaux et régionaux dont je suis le Président, a un rôle important à jouer dans ce processus, dans l’élargissement européen. Notre action ne se limite pas aux Etats de l’Union européenne. Nous avons mis sur pied des activités en Europe du Sud-Est, surtout dans la partie occidentale des Balkans, pour recoudre ce qui avait été déchiré par les nombreuses guerres de ces dernières années. Nos travaux avancent dans la région du Caucase du Sud. Nos activités portent leurs fruits en Russie et en Ukraine où la démocratisation suit son cours.
Pour le Congrès, il n’y a pas de démocratie moderne sans démocratie forte et dynamique au niveau local, avec une claire répartition des compétences entre les communes, les régions et le pouvoir central. C’est à ce niveau que s’opère aujourd’hui le développement économique et social. C’est aussi la première ligne de défense des droits de l'homme. C’est au niveau local et régional que l’on ressent le mieux la force montante de la société civile et son impact sur l’engagement des citoyens dans les procédures démocratiques.
Encourager la démocratie locale et la coopération territoriale dans toute l’Europe, tel est précisément l’un des principaux objectifs du Congrès, fondé sur le principe de subsidiarité. Selon ce principe, c’est au niveau le plus proche du citoyen que les services publics et la bonne gouvernance fonctionnent le mieux. C’est également à ce niveau que commence le processus démocratique. Mais c’est aussi là que commence la désaffection du public envers les institutions démocratiques, c’est là que s’observe la perte de confiance dans la classe politique. Rétablir la confiance de l’opinion publique dans le fonctionnement de la démocratie, responsabiliser nos concitoyens en augmentant leur participation au processus décisionnel démocratique, tels sont les principaux défis que nous devons relever aujourd’hui. Cela a été réaffirmé une fois encore lors de la première réunion du Forum européen sur l’avenir de la démocratie, qui s’est tenue il y a quinze jours à Varsovie.
Nous avons fait beaucoup de chemin en Europe depuis Alexis de Tocqueville, et ce voyage au sein de ce qu’il a appelé « l’Empire de la démocratie » ne prendra jamais fin. L’Europe et l’Amérique voyagent ensemble. Elles sont les deux piliers de ce qui doit devenir un nouvel ordre mondial dans lequel les citoyens soient responsables, mettent en pratique la démocratie participative, le respect des droits de l'homme pour tous et l’Etat de droit, un monde dans lequel personne ne se sente exclu. Tel est notre Rêve européen et telle est la vision qu’Alexis de Tocqueville a révélée à l’Europe au XIXe siècle.
Je vous remercie.