Strasbourg, le 21 juin 2002                                                              CCJE-GT (2002) COM N° 1

[ccje/gt/ccje-gt (2002) COM N° 1]

GROUPE DE TRAVAIL DU CONSEIL CONSULTATIF

DE JUGES EUROPEENS

(CCJE-GT)

COMMENTAIRES N° 1 (2002)

DU GROUPE DE TRAVAIL

DU CONSEIL CONSULTATIF

DE JUGES EUROPEENS (CCJE-GT)

SUR

LE CODE DE DEONTOLOGIE DE LA MAGISTRATURE

LE PROJET DE BANGALORE


1.                Le Groupe de travail se félicite de la possibilité qui lui a été donnée d'assister à la réunion proposée par le Commissaire aux droits de l'homme des Nations Unies, qui s’est tenue à Strasbourg le 18 juin 2002, et de commenter le projet de Bangalore. Il souligne qu'il n'est pas autorisé à parler au nom de l’ensemble du Conseil Consultatif de Juges Européens (qui ne se réunira en session plénière qu'en novembre 2002). Il s'agit donc de simples commentaires dont le Groupe de travail espère qu'ils seront de quelque utilité pour les travaux de rédaction du projet de Bangalore.

2.                Le Groupe de travail formule tout d'abord trois observations générales:

                   i. Il conviendrait d'éviter le mot «Code» dans le titre ou pour qualifier le projet, compte tenu en particulier de la connotation prescriptive et  du caractère d’exhaustivité que ce terme implique dans les pays de droit civil. Il serait préférable de décrire ce document comme présentant des «Principes (ou «Normes») de comportement à l’intention de la magistrature».

                   ii. La structure et le plan du projet sous sa forme actuelle sont discutables. Les principes fondamentaux sont l'indépendance (bien qu'il s'agisse au premier chef d'un aspect structurel devant être garanti par la constitution ou les lois de la société en question) et l'impartialité (qualité que le juge doit à la fois posséder et montrer dans le cadre de tout litige particulier). Le principe d'égalité est lié à celui d'impartialité – des facteurs tels que l'origine ethnique, le sexe ou l'invalidité ne peuvent être ignorés; au contraire leur pertinence en ce qui concerne le comportement des individus tant dans le prétoire qu'à l'extérieur, doit être prise en compte pour faire en sorte que tout litige soit jugé de manière équitable et impartiale. De plus, les principes d'intégrité et de respect des convenances semblent avoir beaucoup en commun. Cela étant, le Groupe de travail suggère qu'un plan logique supposerait que l'on commence par l'Indépendance, l'Impartialité puis l'Egalité, dans cet ordre, suivies de l'Intégrité et du Respect des convenances, avec la Compétence et la Diligence en dernier.

                   iii. La partie Application et Responsabilité comporte des propositions qui ne concernent pas réellement le comportement de la magistrature, mais plutôt l'existence et la structure des dispositifs destinés au traitement des plaintes contre les juges et aux mesures disciplinaires. Le Groupe de travail ne pense pas que l’on soit fondé à établir des liens directs (aux paragraphes 7.1 et 7.3 à 7.6) entre les principes énoncés plus haut et les plaintes/la discipline. Il ne fait pas de doute que le non-respect de ces principes puisse, dans de nombreux cas, revêtir une grande pertinence pour toute plainte ou mesure disciplinaire. Mais le libellé (particulièrement la mention répétée de «l'application du présent code») donne à penser que toute occurrence de non-respect justifierait nécessairement une plainte ou une mesure disciplinaire – ce qui n'est pas (ou ne devrait pas être) le cas. Dans le même ordre d'idées, le Groupe de travail considère que les mots «un cadre pour réglementer la conduite judiciaire» dans le dernier paragraphe du Préambule devraient être supprimés.

3.                Viennent ensuite des points plus particuliers:

                   i. Note explicative et Préambule: le Groupe de travail mentionne comme autre source potentielle d'encouragement pour le comité de rédaction de Bangalore, l'Avis n° 1 (2001) du Conseil Consultatif de Juges Européens sur les «normes relatives à l'indépendance et l'inamovibilité des juges» (particulièrement les paragraphes 10-13 concernant la raison d'être de l'indépendance des juges) et l'Avis n° 2 (2001) relatif au «financement et à la gestion des tribunaux au regard de l'efficacité de la justice et de l'article 6 de la Convention européenne des Droits de l'Homme».

                   ii. Le Groupe de travail exprime des réserves concernant les deux derniers considérants du Préambule, particulièrement la déclaration de caractère philosophique (ou sociologique) relative à la véritable source du pouvoir judiciaire. Dans la plupart des pays de droit civil, il existe une «source véritable» beaucoup plus évidente – à savoir une constitution; il pourrait même, dans certaines circonstances, être dangereux de mettre trop fortement l'accent sur l'idée que le pouvoir judiciaire dépend en dernière analyse de l'acceptation générale. Le Groupe de travail suggère pour l'avant dernier considérant un autre libellé du type:

                   a. «CONSIDERANT que la confiance du public dans le système judiciaire et dans l'autorité et l'intégrité des juges est de la plus haute importance dans une société démocratique moderne».

                   iii. Indépendance: cette partie est, à première vue, étonnamment faible – bien que cela s'explique (sans doute) par la raison déjà signalée dans les présentes observations, c'est‑à‑dire que l'indépendance est primordialement un aspect structurel qu'il appartient aux autres branches du pouvoir de mettre en place et de garantir. Une bonne partie du contenu relève en réalité de la rubrique Impartialité. Le Groupe de travail estime toutefois que le paragraphe 2.3 risque d'être mal compris, particulièrement dans les pays de droit civil ayant une forte tradition de prise de décision collégiale. Le début du paragraphe 2.5 traite (de manière essentiellement circulaire) du respect des convenances plus que de l'indépendance, et pour le reste ne fait que répéter le sens d'une partie du Préambule.

                   iv. Impartialité: le principe général et les paragraphes 4.1 à 4.6  n'appelent, semble-t-il,  aucun commentaire. Le Groupe de travail se demande si le paragraphe 4.7 est rédigé dans des termes appropriés, dans la mesure où il suggère l'existence pour les juges d'un devoir général de se tenir informés, hors de tout rapport avec un risque éventuel pour leur impartialité réelle ou apparente. Le paragraphe 4.8, qui n'a pas d'équivalent dans nombre de pays de droit civil, est jugé tout à fait inadéquat par certains membres du Groupe de travail venant des pays de droit civil. Le paragraphe 4.9 est également sans équivalent dans un certain nombre de systèmes de droit civil (et l'impression est que les situations d'urgence ou de nécessité auraient pu, en tout état de cause, être couvertes de manière plus brève et plus générale).

                   v. Egalité: Les paragraphes 5.2 à 5.8 ont rencontré l'approbation générale. Toutefois le Groupe de travail suggère que les paragraphes 5.4 et 5.2 devraient aussi couvrir  expressément les procureurs (du fait de leur statut spécial dans les pays de droit civil) et la police.

                   vi. Intégrité: Les paragraphes 3.1 à 3.3 ont rencontré l'approbation générale.

                   vii. Respect des convenances: Il s'agit là sans aucun doute du domaine qui prête le plus à controverse; sous cette rubrique sont regroupés toute une liste de sujets (dont on pourrait dire que certains pourraient aussi bien figurer sous la rubrique Impartialité). Les commentaires du Groupe de travail sont les suivants:

                   a. Les paragraphes 1.1, 1.2, 1.9, 1.10, 1.16 (le premier)[1] (information confidentielle), 1.20 (dons, etc.) et 1.19 (appartenance à des associations de juges) paraissent dans l’ensemble  acceptables.

                   b. Le Groupe de travail s'interroge sur l'inclusion du paragraphe 1.23 – pourquoi centrer l'attention sur un seul des aspects du devoir général du juge de se conformer à la loi? S'il est fait mention de ce sujet, cette mention pourrait être plus générale et figurer peut-être dans la Note explicative à la fin de laquelle la portée générale du projet proposé est également évoquée.

                   c. Certains des principes sont expressément limités aux activités qui pourraient raisonnablement «faire naître un soupçon ou avoir l'apparence de partialité» ou «ébranler la confiance dans son impartialité» ou «porter atteinte à son image d’impartialité» (on ne voit pas clairement pourquoi ces trois formulations différentes sont utilisées et il serait peut-être préférable de n'en utiliser qu'une seule). Les paragraphes pertinents sont les suivants:

                   i. 1.3: liens personnels étroits avec des avocats;

                   ii. 1.5: utilisation du domicile du juge par un avocat pour y recevoir des clients ou des confrères;

                   iii. 1.6: appartenance à des groupes ou organisations ou participation à des débats publics;

                   iv. 1.14 première phrase: activités civiques et caritatives;

                   v. 1.16 (le premier)[2]: transactions financières ou commerciales.

                   Pour ce qui concerne ces paragraphes: le Groupe de travail comprend l'objectif général visé par le paragraphe 1.3, mais met en question sa portée et le choix de l'angle sous lequel il aborde des situations très courantes, telles que le mariage ou une relation personnelle étroite avec un avocat. En pareil cas l'accent ne devrait pas être mis sur l'interdiction (ou la prétention d'interdire) la relation en question, mais sur la nécessité pour le juge de se retirer de toute affaire dans laquelle l'autre partie à la relation est impliquée.

                   En ce qui concerne les autres paragraphes, le Groupe de travail les juge à certains égards très détaillés pour une déclaration de principes, mais considère qu'ils n'appellent pas d'objections particulières. La démarche adoptée dans les Principes éthiques à l’intention des juges du Conseil canadien de la magistrature est de faire suivre des énoncés généraux d'un commentaire plus détaillé, démarche dont on pourrait peut-être s’inspirer utilement pour certains des points détaillés du présent projet.

                   d. Activité politique – 1.7 (première phrase) et 1.8: bien qu'il s'agisse là de principes reconnus en «common law», les pays de droit civil ne suivent pas toujours la même démarche. En Suisse, les juges sont élus sur la base de leur appartenance à un parti. Dans d'autres pays les juges ont le droit de mener des activités politiques, de briguer des mandats électifs locaux (tout en restant en fonction) ou au parlement (leur statut de magistrat étant dans ce cas suspendu). La position actuelle, de l'avis du Groupe de travail, est qu'il n'y a pas de consensus international général sur le point de savoir si les juges doivent être libres ou non de participer à la vie politique. En effet, il appartient à chaque pays de trouver son propre équilibre entre la liberté d'opinion et d'expression des juges sur des questions socialement importantes et l'exigence de neutralité. Mais même si l'appartenance à un parti politique ou la participation au débat public sur des grands problèmes de société peuvent ne pas être interdites, les juges doivent, à tout le moins, s'abstenir de toute activité politique susceptible de compromettre leur indépendance ou de faire douter de leur impartialité.

                   e. 1.11 – témoignage de moralité: disposition détaillée non étudiée par le Groupe de travail.

                   f. 1.12 et 1.13 – écrire, donner des conférences, enseigner et avoir des activités publiques (I)concernant  le droit et (II) des activités d'ordre non juridiques et 1.22 – rémunération, défraiement: le Groupe de travail n'est pas véritablement en désaccord avec les points énoncés, mais il n'est pas persuadé qu'il soit nécessaire ou judicieux d'avoir une liste d'activités (autorisées) au paragraphe 1.13 – le texte ne pourrait-il pas simplement autoriser les juges à «avoir d'autres activités ne concernant pas le droit, si ces activités ne sont pas incompatibles avec la dignité de la fonction de juge ou ne nuisent pas de toute autre manière à l'accomplissement des devoirs d'un magistrat conformément [aux présents principes]»?

                   g. 1.14 deuxième phrase – collecte de fonds pour des organisations civiques ou caritatives: le Groupe de travail ne pense pas que les limitations très strictes proposées par ce paragraphe du projet soient ou devraient être généralement acceptées en tant que normes internationales.

                   h. 1.21 – petits cadeaux: le Groupe de travail n'a pas d'observation ou objection particulière à formuler.

                   i. 1.15 – activités d'administrateur ou gérant de tutelle: le Groupe de travail n'est pas d'accord sur cette limitation très stricte. Quelle en est la nécessité?

                    j. 1.18 – nomination à des commissions, comités gouvernementaux ou postes ou les travaux/fonctions portent sur des questions non juridiques: le Groupe de travail ne pense pas, là non plus, que cet énoncé soit acceptable en tant que principe international. Ce sujet a été débattu dans divers Etats, de différents points de vue. Le recours à des juges pour des activités de caractère non juridique peut risquer de compromettre la séparation des pouvoirs ou d'exposer les juges à la critique du public dans des situations où les politiciens ne souhaitent pas traiter eux-mêmes un sujet difficile; de plus, cela réduit à l'évidence le nombre des juges en activité. Toutefois, la formation des juges, les qualités caractéristiques de ce corps peuvent être très précieuses dans le contexte de certaines investigations. La pratique courante dans un certain nombre de pays européens est d'autoriser les juges à exercer ce type d'activité.

                   Des craintes ont toutefois été exprimées au sein du Groupe de travail quant à la possibilité que dans certains pays européens des juges passent des périodes dans les cabinets politiques des ministres ou autres postes de caractère politique.

                   viii. Le Groupe de travail suggère que le projet de Bangalore pourrait traiter de manière plus spécifique la question des relations avec les médias. Les paragraphes 1.16 (le second)[3] et 4.4 vont dans cette direction, mais pas très loin. Le Groupe de travail a mis en évidence un certain nombre d'aspects éventuellement préoccupants. Le premier étant l'utilisation des médias (dans et hors du tribunal) pour promouvoir l'image publique et la carrière d'un juge ou (pour prendre l'autre côté de la médaille) le risque que le juge  se préoccupe de la réaction éventuelle des médias à telle ou telle décision. Le fait pour un juge de se laisser influencer dans un sens ou dans l'autre par les médias porterait quasi certainement atteinte au paragraphe 2.1 du projet de Bangalore si ce n'est à d'autres paragraphes également (1.1, 3.1,3.2, 4.1 et 4.2 par exemple).

                   Le deuxième point concerne les contacts hors du prétoire avec les médias. La tradition dans les pays de commom law est que les juges ne parlent avec la presse ni des affaires auxquelles ils participent, ni des affaires impliquant d'autres juges. Les médias tirent leur information des procès-verbaux d'audience et autres documents qui leur sont accessibles et du caractère public des audiences. Dans certains pays (particulièrement ceux où les dossiers des tribunaux sont secrets) il existe un système dans lequel un juge, dans chaque tribunal, est désigné pour informer les médias de la situation concernant telle ou telle affaire. Hormis la fourniture d'information de cette nature, tout commentaire formulé hors prétoire par des juges sur des affaires qu'ils traitent ou traitées par d'autres juges, paraîtrait déplacé.

                   Un troisième aspect concerne les commentaires d’un juge, même dans un article de caractère académique, sur sa propre décision ou celle d'un autre juge. Les commentaires formulés hors prétoire sur le traitement d'une affaire particulière par un juge ou sur des décisions concernant des faits ou en matière de preuves dans une affaire donnée semblent, d'une manière générale, inacceptables. Des commentaires sur un point purement juridique d'intérêt général tranché ou étudié dans une affaire particulière sembleraient tomber de l'autre côté (c‑à‑d. du bon côté) de la ligne séparant ce qui est permis de ce qui ne l'est pas.

                   ix. Compétence et diligence: les paragraphes 6.1-6.7 ont rencontré l'approbation générale. Il est toutefois  suggéré de faire référence à la nécessité pour les juges de pouvoir accéder à une formation adéquate ou une formation continue ou des programmes d'étude. Cela pourrait se faire, par exemple, en ajoutant au paragraphe 6.3 une phrase telle que: «mettant à profit à cette fin la formation et autres facilités qui devraient être accessibles aux juges (sous un contrôle judiciaire) dans ce but».



[1] Le présent projet comporte (sans doute par erreur) deux paragraphes numérotés 1.16.

[2] Voir note n°1.

[3] Voir note n°1.