Strasbourg, 10 novembre 2006                                                 

CCJE (2006) 3

CONSEIL CONSULTATIF DE JUGES EUROPÉENS

(CCJE)

AVIS n° 8 (2006)

DU CONSEIL CONSULTATIF DE JUGES EUROPÉENS (CCJE)

à L’ATTENTION DU COMITÉ DES MINISTRES

DU CONSEIL DE L’EUROPE

SUR

 

« LE RÔLE DES JUGES

DANS LA PROTECTION de l’etat de droit et DES DROITS DE L’HOMME

DANS LE CONTEXTE DU TERRORISME »

Le présent Avis a été adopté par le CCJE

lors de sa 7ème réunion (Strasbourg, 8-10 novembre 2006).


A.         Introduction

a.         Contexte général

1.             Afin de mettre en œuvre le Plan d’action adopté lors du 3ème Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l’Europe[1], qui invitait les Etats européens à assurer une protection efficace des droits de l’homme tout en intensifiant la lutte contre le terrorisme, le Comité des Ministres a confié au Conseil consultatif de Juges européens (CCJE) la tâche d’adopter en 2006 un avis sur le rôle du juge et l’équilibre entre la protection de l’intérêt public et des droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre le terrorisme[2].

2.             Le Conseil de l’Europe a concentré ses efforts, dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, sur la recherche d’un équilibre judicieux entre la préservation des droits et libertés individuels et la protection de la sécurité publique. Son action s’articule autour de trois axes :

·          le renforcement de l’action juridique contre le terrorisme ;

·          la sauvegarde des valeurs démocratiques fondamentales ;

·          la lutte contre les causes du terrorisme.

3.             Ces travaux spécifiques ont débouché sur plusieurs instruments juridiques du Conseil de l’Europe, et en particulier:

·          Convention européenne pour la répression du terrorisme [STE n° 90] et Protocole portant amendement à cette Convention [STE n° 190;

·          Convention européenne d’extradition [STE n° 24] et premier et deuxième Protocoles additionnels [STE n° 86 et STE n° 98] ;

·          Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale [STE n° 30] et premier et deuxième Protocoles additionnels [STE n° 99 et STE n° 182] ;

·          Convention européenne sur la transmission des procédures répressives [STE n° 73] ;

·          Convention européenne relative au dédommagement des victimes d’infractions violentes [STE n° 116] ;

·          Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime [STE n° 141] ;

·          Convention sur la cybercriminalité [STE n° 185] et Protocole additionnel relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques [STE n° 189] ;

·          Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme [STCE n° 196] ;

·          Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme [STCE n° 198].

4.             Aux fins du présent Avis, le CCJE rappelle également les autres instruments internationaux pertinents de l’Union européenne (voir en particulier le Plan d’Action de l’UE contre le terrorisme)[3] et de l’Organisation des Nations Unies, et en particulier :

·          Convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale, y compris les agents diplomatiques, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 14 décembre 1973 ;

·          Convention internationale contre la prise d’otages, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 17 décembre 1979 ;

·          Convention internationale pour la répression des attentats terroristes à l’explosif, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 15 décembre 1997 ;

·          Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1999 ;

·          Convention internationale pour la répression des actes de terrorisme nucléaire, New York, 13 avril 2005 ;

·          Convention relative aux infractions et à certains autres actes survenant à bord des aéronefs, signée à Tokyo le 14 septembre 1963 ;

·          Convention pour la répression de la capture illicite d’aéronefs, signée à La Haye le 16 décembre 1970 ;

·          Convention pour la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, signée à Montréal le 23 septembre 1971 ;

·          Convention sur la protection physique des matières nucléaires, signée à Vienne le 3 mars 1980 ;

·          Protocole pour la répression des actes illicites de violence dans les aéroports servant à l’aviation civile internationale, complémentaire à la Convention pour la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, signé à Montréal le 24 février 1988 ;

·          Convention pour la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime, conclue à Rome le 10 mars 1988 ;

·          Protocole pour la répression d’actes illicites contre la sécurité des plates-formes fixes situées sur le plateau continental, conclu à Rome le 10 mars 1988 ;

·          Convention sur le marquage des explosifs plastiques et en feuilles aux fins de détection, signée à Montréal le 1er mars 1991.

5.             Dans la mesure où certaines de leurs dispositions ont un rapport avec le sujet du présent Avis, le CCJE souhaite également rappeler les Conventions de Genève du 12 août 1949 :

·          Convention (I) pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne ;

·          Convention (II) pour l'amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer ;

·          Convention (III) de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre ;

·          Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre.

6.             Le CCJE rappelle en outre son Avis n° 6 (2004) sur « le procès équitable dans un délai raisonnable et le rôle des juges dans le procès, en prenant en considération les modes alternatifs de règlement des litiges », et son Avis n° 7 (2005) sur « justice et société ».

b.         Conciliation des droits de l’homme avec la nécessité de prendre des mesures contre le terrorisme

7.             Le Conseil de l’Europe a déjà souligné à plusieurs occasions qu’une lutte efficace contre le terrorisme était possible dans le respect des droits de l’homme.

8.             Dans cette perspective, le Comité des Ministres a adopté, en juillet 2002[4], les Lignes directrices sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, qui affirment l’obligation pour les Etats de protéger toute personne contre le terrorisme, tout en rappelant la nécessité d’interdire l’arbitraire, de veiller à la légalité de toute mesure antiterroriste et d’interdire de manière absolue la torture.

9.             Les Lignes directrices fixent aussi un cadre juridique en ce qui concerne, notamment, la collecte et le traitement de données à caractère personnel, les mesures d’ingérence dans la vie privée, l’arrestation, la garde à vue et la détention provisoire, les procédures judiciaires, l’extradition et le dédommagement des victimes.

10.           Dans le prolongement de ce texte, le Comité des Ministres a adopté, en mars 2005[5], les Lignes directrices sur la protection des victimes d’actes terroristes, reconnaissant leurs souffrances et la nécessité de soutenir ces victimes.

11.           L’expérience quotidienne et les événements de l’actualité montrent que, bien que le terrorisme ne soit pas un problème nouveau, il a récemment pris une ampleur internationale sans précédent. La lutte contre le terrorisme constitue un défi spécifique et particulièrement difficile à relever pour les Etats et les services chargés de l’application de la loi et, en conséquence, pour les systèmes judiciaires qui doivent réagir de façon créative dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme.

12.           Il y a incontestablement un rapport conflictuel entre le terrorisme et l’exercice des droits et libertés individuels. Le terrorisme, non seulement met en danger gravement les droits fondamentaux, en particulier le droit à la vie et à l’intégrité physique, met en danger les principes de l’Etat de droit et de la démocratie pluraliste mais, de plus, risque d’amener les Etats à imposer des mesures de contrainte qui, si l’on n’y prend garde, peuvent elles-mêmes porter préjudice aux droits de l’homme.

13.           C’est dans ce contexte que le CCJE a estimé opportun, en tant qu’organe composé uniquement de juges, de s’interroger sur le rôle de ceux-ci dans la protection de l’Etat de droit et des droits de l’homme dans le contexte du terrorisme.

14.           Le CCJE considère que le juge, investi de la double mission de répression des actes contraires à la loi et de protection des droits et libertés constitutionnellement garantis aux personnes, doit occuper une place essentielle dans les dispositifs juridiques des Etats et posséder des prérogatives suffisantes pour mener à bien ces missions.

15.           Le CCJE estime que si le terrorisme, en raison des dangers exceptionnels qu’il provoque, crée une situation spécifique autorisant des limitations temporaires et particulières à l’exercice de certains droits, ces mesures doivent être déterminées par la loi, être nécessaires et proportionnées au but poursuivi dans une société démocratique (voir concernant le droit d’expression, l’article 10 paragraphe 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et, en général, le principe III des Lignes directrices sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme) et être l’objet d’un examen détaillé et d’un contrôle de leur légitimité par des juges qui, selon les traditions juridiques de plusieurs Etats, ont normalement compétence dans le domaine du droit concerné (civil, pénal ou tribunaux administratifs – contrairement aux «tribunaux d’exception» oeuvrant en dehors du système judiciaire ordinaire, voir également paragraphes 26, 33-34 et 42 et suivants ci-dessous).

16.           En toute hypothèse, ces mesures ne doivent jamais porter aux droits et libertés des personnes une atteinte telle qu’elles risquent d’affecter le principe même des règles fondamentales gouvernant les  sociétés démocratiques.

17.           A la lumière de ces considérations générales, il convient d’examiner les incidences des mesures administratives (partie B) et des mesures pénales (partie C) susceptibles d’être prises pour la lutte contre le  terrorisme ainsi que le rôle du juge dans la protection de la liberté d’expression (partie D).

B.         Mesures administratives

18.           Pour s’acquitter de leur obligation de prévenir les actes terroristes pour protéger leur population, les Etats peuvent, par l’intermédiaire de leurs autorités administratives, prendre des mesures distinctes des sanctions pénales applicables aux infractions terroristes déjà commises.

19.           Les expulsions d’étrangers, les exigences de visas et de permis de séjour, les contrôles d’identité, l’interdiction des associations, l’interdiction des réunions, la mise sur écoute de lignes téléphoniques, l’installation de caméras vidéo, la recherche d’individus par le biais des nouvelles technologies constituent autant d’exemples de telles mesures préventives.

20.           Les mesures préventives exigent – comme les réactions pénales – qu’un équilibre soit garanti entre l’obligation d’assurer une protection contre les actes terroristes et l’obligation de protéger les droits de l’homme.

21.           Dans le développement d’actions visant à assurer un tel équilibre, les juges ont un rôle central à jouer. Evidemment, il appartient avant tout aux Etats d’adopter et aux autorités administratives d’appliquer les mesures nécessaires à la réalisation de cet équilibre ; dans l’application de la législation adoptée pour lutter contre les menaces terroristes, les tribunaux doivent toujours procéder à un examen détaillé et un contrôle juridictionnel des dispositions législatives et administratives afin de vérifier leur légalité, leur nécessité et leur proportionnalité.

 

22.           A cet égard, il convient de respecter les instruments juridiques internationaux et européens, et notamment les obligations qui découlent de la Convention européenne des droits de l’homme. La protection de la sécurité nationale peut aboutir à la restriction de droits individuels consacrés par la Convention[6].

23.           Les mesures visant à prévenir le terrorisme ne doivent néanmoins jamais violer des droits fondamentaux tels que le droit à la vie (article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme) ou l’interdiction de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants (article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme).

24.           Concernant l’article 3, le CCJE note que la Cour européenne des Droits de l’Homme affirme que le terrorisme ne saurait justifier aucune dérogation à l’interdiction absolue de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime[7]. Selon la Cour, pour apprécier s’il existe un risque réel de traitement contraire à l’article 3 dans les affaires d’expulsion, le fait de voir dans l’intéressé un risque pour la sécurité nationale de l’Etat défendeur ne saurait entrer en ligne de compte[8].

25.           L’accès effectif au contrôle juridictionnel pour les actes administratifs visant à prévenir le terrorisme devrait être assuré, conformément à la Recommandation Rec(2004)20 du Comité des Ministres aux Etats membres sur le contrôle juridictionnel des actes de l’administration[9]. Pour être effectif au sens de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, un recours devrait exister, au-delà de la question de savoir si la personne concernée est perçue comme un danger pour la sécurité nationale[10].

26.           Le contrôle juridictionnel inclut le contrôle de toute violation de la loi par des juges qui, selon les traditions juridiques de plusieurs Etats, ont normalement compétence dans le domaine du droit concerné (sur ce point et sur les exigences qui suivent, voir Rec(2004)20 mentionnée au paragraphe 25). Le tribunal, généralement civil ou administratif, devrait être en mesure d’examiner toutes les questions de fait et de droit et ne devrait pas être lié par l’enquête des autorités.

27.           Le droit à un procès équitable doit en particulier être garanti (article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme). Cela signifie, entre autres, que les parties doivent être à armes égales lors de la procédure. La procédure doit avoir un caractère contradictoire.

28.           Pour que le droit à un procès équitable puisse être exercé, tous les moyens de preuve admis par le tribunal doivent en principe être mis à la disposition des parties en vue d’un débat contradictoire[11]. La question se pose de savoir dans quelle mesure il est acceptable de limiter l’accès aux pièces du dossier, aux témoins ou à d’autres éléments de preuve si des motifs de sécurité sont invoqués. Lorsque l’accès aux pièces du dossier est accordé aux avocats et non aux parties elles-mêmes parce que la divulgation directe d’éléments de preuve aux personnes concernées risque d’être contraire à l’intérêt public[12], des questions pouvant prêter à difficultés apparaissent quant à savoir s’il s’agit ou non d’une limitation fondamentale du recours effectif et des droits de la défense. Quelle que soit la solution envisagée concernant l’accès aux preuves des parties et des avocats, le CCJE estime qu’aucune restriction ne devrait être apportée à la possibilité pour le juge d’accéder directement et personnellement aux pièces, témoins et autres éléments de preuve, afin que le tribunal ait la possibilité d’établir tous les faits pertinents et d’assurer ainsi un recours effectif (Article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme).  

29.           Les principes ci-dessus s’appliquent également aux décisions concernant l’expulsion ou l’éloignement d’étrangers ou le refus de permis de résidence ou de toute autre forme de protection (par exemple le statut de réfugié ou une protection accessoire), si un risque terroriste est en cause.

30.           Le droit à un procès équitable doit également être respecté pour ces mesures (voir Recommandation Rec(2004)20, paragraphe 4), même si l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme n’est pas applicable en matière d’expulsion et d’éloignement des étrangers[13].

31.           Le CCJE estime que les mêmes pouvoirs de contrôle juridictionnel devraient être effectivement garantis en ce qui concerne l’application des limitations à la liberté d’aller et venir des étrangers lors des procédures d’expulsion ou d’éloignement. Le contrôle des conditions de ces limitations devrait également être garanti, de la même façon que pour les conditions de détention.

32.           En tout état de cause, nulle mesure irréparable ne doit être prise tant que la procédure est pendante[14]. Cela signifie qu’il ne peut jamais être procédé à une expulsion en cours de procédure si des droits absolus tels que ceux énoncés aux articles 2 ou 3 de la Convention européenne des droits de l’homme sont menacés[15]. Les intérêts de l’ordre public ou de la sécurité nationale – mentionnés par exemple à l’article premier du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l’homme du 22 novembre 1984 – ne sont pas pertinents si des droits absolus sont en cause.

33.           Compte tenu de la tâche délicate consistant à garantir les droits et libertés fondamentaux, le CCJE considère que la supervision de toutes les mesures de droit administratif concernant les expulsions d’étrangers (ainsi que leur surveillance provisoire), les exigences de visas, les contrôles d’identité, l’interdiction des associations, l’interdiction des réunions, la mise sur écoute de lignes téléphoniques, l’installation de caméras vidéo, la recherche d’individus par le biais des nouvelles technologies, devraient être confiée à des tribunaux ordinaires (incluant les tribunaux administratifs) composés de juges professionnels, établis par la loi et offrant toutes garanties d’indépendance.

34.           La tâche de fournir un recours effectif devrait uniquement incomber au dispositif judiciaire ordinaire et/ou à des juges qui, selon les traditions juridiques de plusieurs Etats, ont des connaissances spécifiques (par exemple les juges administratifs – voir le paragraphe 26 ci-dessus).

C.         Mesures en matière de droit pénal

35.           La nécessité d’une réponse pénale aux actes de terrorisme est affirmée depuis longtemps dans les textes du Conseil de l’Europe (voir la Recommandation 703(1973) de l’Assemblée parlementaire relative au terrorisme international) et implique que les Etats prennent des dispositions appropriées portant sur le fond du droit (a). La partie (b) sera consacrée au rôle inchangé du juge dans les procédures pénales concernant le terrorisme.

 

a.         Le droit matériel

36.           De nombreux Etats ont inclus dans leur législation nationale l’incrimination pénale spécifique de « terrorisme », dans la continuité de recommandations formulées par divers textes de l’Organisation des Nations Unies, du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne.

37.           Mais compte tenu de la gravité des faits qualifiés de terrorisme et des conséquences procédurales qui y sont attachées, il importe que les principes fondamentaux du droit pénal s’appliquent aux infractions terroristes comme à toute autre infraction pénale et que les éléments de ces infractions soient définis avec clarté et précision.

38.           Ces conditions sont essentielles, non seulement pour l’incrimination des infractions visant directement des personnes ou des biens, mais aussi lorsque les législations nationales rattachent à l’incrimination de terrorisme certains autres agissements, notamment la préparation en vue d’activités terroristes ou leur financement.

39.           Puisqu’en effet le terrorisme ne connaît pas de frontières, la réponse des Etats doit être internationale. Les instruments juridiques existant en la matière fournissent un cadre normatif commun pour la lutte contre le terrorisme. L’élaboration par la communauté internationale de définitions concertées des infractions terroristes, respectant les normes de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, faciliterait la tâche des juges nationaux surtout dans le domaine de la coopération interétatique (concernant par exemple les échanges d’informations et l’entraide judiciaire). Les juges, dans leur rôle d’interprète, devraient - pour leur part - prendre en compte la dimension internationale du phénomène lorsqu’ils sont amenés à appliquer la loi.

b.                                                                                                Le rôle inchangé du juge dans les procédures pénales concernant le terrorisme

40.           En matière pénale également, les juges jouent un rôle central en veillant à ce qu’un équilibre satisfaisant soit trouvé, en droit matériel et procédural, entre la nécessité de détecter les infractions terroristes et de poursuivre leurs auteurs et celle de préserver les droits fondamentaux des personnes soupçonnées et inculpées de telles infractions.

41.           C’est au regard de ces exigences que peuvent être évoquées certaines questions touchant au rôle du juge dans les procédures relatives aux affaires de terrorisme.

i.          Le refus des tribunaux d’exception

42.           Le CCJE note que la réponse quasi-générale des Etats européens aux exigences d’un équilibre entre la protection contre le terrorisme et la sauvegarde des droits de l’homme est de refuser d’instituer des tribunaux d’exception (voir paragraphe 15 ci-dessus) comme réponse à la menace actuelle posée par le terrorisme.

43.           Les Etats devraient mettre leur confiance dans les structures judiciaires existantes pour établir un tel équilibre, en conformité avec le droit généralement applicable dans les Etats démocratiques, y compris les Conventions internationales et en particulier la Convention européenne des droits de l’homme.

44.           Le CCJE estime que le rôle du juge dans les affaires de terrorisme ne doit pas être différent de celui qui est le sien dans les autres types de procès et que la spécificité de la matière ne justifie pas sa soustraction aux règles de compétence de droit commun.

45.           Néanmoins, la gravité des affaires de terrorisme implique que les crimes entrant dans cette catégorie relèvent des attributions des tribunaux habilités à entendre et à déterminer les affaires les plus importantes, dans les pays où existe une telle répartition des compétences entre les juridictions.

46.           Le CCJE admet que des spécificités locales ou les nécessités de la sécurité des juges puissent parfois justifier le recours à des juridictions spécialisées pour le jugement des affaires de terrorisme.

47.           Mais il importe que ces juridictions particulières soient composées de juges indépendants et appliquent les règles de procédure de droit commun en respectant pleinement les droits de la défense ainsi que, en principe, le droit à une audience publique, de manière à ce que l’équité du procès soit en toute hypothèse sauvegardée.

48.           Il ne faut pas qu’un déséquilibre s’instaure entre, d’une part, des enquêteurs bénéficiant d’une compétence particulière dans le domaine du terrorisme et, d’autre part, des juges et des procureurs risquant, par manque d’information et de connaissance, d’être mis en difficulté dans l’exercice de leur mission.

49.           La formation des juges doit porter sur tous les domaines du droit pénal et financier utiles à la compréhension des actions terroristes et comporter une dimension internationale destinée à favoriser la création des réseaux judiciaires indispensables à l’échange d’informations et à d’autres formes d’entraide transnationale.

50.           La formation doit aussi avoir pour but de souligner la spécificité de l’action judiciaire qui, même à l’égard d’actions terroristes, doit toujours maintenir un équilibre entre les exigences de la répression et le respect des droits fondamentaux de la personne.

ii.         Le rôle du juge pendant le déroulement des investigations

51.           Le CCJE estime que, quelle que soit la gravité des infractions en cause, les tribunaux devraient, à chaque étape des investigations, veiller à ce que les restrictions aux droits des individus soient strictement nécessaires à la défense des intérêts publics, évaluer la validité et la légitimité des preuves recueillies par les enquêteurs, et avoir le pouvoir juridique de rejeter les preuves obtenues sous la torture ou par des traitements inhumains ou dégradants ou en violation des droits de la défense ou par d’autres actions illégales. Les tribunaux devraient veiller à ce que les décisions concernant les investigations respectent les règles du procès équitable et de l’égalité des armes[16].

52.           Si les investigations sont menées dans certains Etats par des services spéciaux de renseignement, qui constituent un moyen essentiel de dépistage ou de prévention des actes criminels, l’action de ces services ne peut s’exercer en violation des lois applicables et doit être soumise à un contrôle démocratique conforme aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme[17].

53.            Le CCJE considère que toutes les décisions de gel des avoirs, saisie ou confiscation de biens destinées à prévenir le financement d’activités terroristes doivent être strictement définies par la loi et soumises, en dernier lieu, à l’autorisation et au contrôle régulier d’un juge, en raison des atteintes sérieuses aux droits au respect de la vie privée et des biens qu’elles peuvent entraîner.

54.           Le Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation Rec(2005)10 du Comité des Ministres aux Etats membres relative aux techniques spéciales d’enquête en relation avec des infractions graves y compris des actes de terrorisme[18].

55.           Cette Recommandation souligne que l’utilisation des techniques spéciales d’enquête constitue un outil crucial pour lutter contre les formes de criminalité les plus graves, déjà commises ou en cours de préparation, mais elle précise en même temps que ces techniques ne peuvent être mises en œuvre que dans un cadre et des conditions strictement définis par la loi, sous un contrôle adéquat exercé par les autorités judiciaires ou « d’autres organes indépendants ». Le CCJE s’interroge en revanche sur l’éventuel pouvoir de contrôle confié à des « organes indépendants » autres que des juges qui, selon les traditions juridiques de plusieurs Etats, ont normalement compétence dans le domaine du droit concerné (voir paragraphe 26 ci-dessus) ; la notion « d’organes indépendants » est trop imprécise et ne garantit pas l’équité des procédures requise par l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

56.           Le CCJE estime que ces techniques spéciales d’enquête doivent respecter les principes de légalité et de proportionnalité, qu’elles doivent toujours conserver un caractère temporaire et qu’elles devraient être soumises au contrôle régulier (y compris, en principe, à une autorisation préalable) des tribunaux compétents.

iii.        Le rôle du juge à l’égard des mesures de détention

57.           Le CCJE rappelle que les dispositions des paragraphes 3 et 4 de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme doivent être en l’espèce respectées en matière de détention en cours de procès et de condamnation des personnes mises en cause dans des affaires de terrorisme[19]. La détention est une sanction susceptible d’être prononcée par un tribunal contre les personnes dont la culpabilité a été établie. Toutefois, dans des cas exceptionnels, des personnes peuvent être détenues à titre préventif avant qu’une décision de justice soit rendue (détention provisoire ou refus d’accorder la liberté provisoire avant une inculpation, etc., à la fois avant ou en cours de procès).

·                     La détention des personnes soupçonnées d’avoir pris part à une infraction

58.           En matière de garde à vue ou de détention provisoire avant la décision établissant la culpabilité, la pratique varie d’un Etat à l’autre selon l’importance des mesures de restriction des droits de l’Homme tolérée par chacun. Ainsi, si certains pays ont étendu, dans les affaires de terrorisme, la période de garde à vue, voire de détention provisoire prévue par le droit commun, d’autres n’ont pas entendu y déroger.

59.           Le principe de la liberté d’aller et venir étant l’un des principes fondamentaux des Etats démocratiques, le CCJE considère non seulement que les mesures susceptibles d’y porter atteinte doivent être strictement définies par la loi, mais aussi qu’en sa qualité de garant des libertés individuelles le juge doit être investi du pouvoir de contrôler les mesures d’arrestation et de détention prises avant l’établissement de la culpabilité.

60.           Ce contrôle implique que le juge puisse vérifier les conditions légales et matérielles de la détention (cela inclut la vérification des fondements des soupçons, sur la base des accusations qui devraient être promptement portées à la connaissance de la personne détenue), veiller à ce que la dignité de la personne et les droits de la défense soient respectés, s’assurer que les restrictions à ces droits rendues nécessaires par la nature des faits soient strictement proportionnelles au but poursuivi et n’affectent pas le principe même du droit à une défense, veiller à ce que la personne détenue ne soit pas soumise à la torture ou à des peines ou traitement inhumains ou dégradants, retenir l’illégitimité des détentions secrètes ou illimitées dans le temps (il appartient au juge d’établir la durée de la détention conformément à la loi) ou non assorties d’une comparution devant un tribunal établi par la loi. Si, lorsqu’il exerce de telles fonctions, le juge apprend qu’une personne peut avoir fait l’objet secrètement d’une arrestation, d’une détention et/ou d’un transfert, il devrait en référer aux autorités compétentes en matière d’enquête pénale.

·                     La détention des personnes condamnées

61.           Concernant la détention des personnes dont la culpabilité a été établie, le CCJE considère que la gravité des crimes terroristes ne justifie aucune dérogation aux règles de droit commun relatives aux procédures pénales et aux mesures de détention ; elle n’autorise pas notamment un juge à prononcer une sanction pénale conformément aux normes régissant les preuves qui dérogent aux règles générales.

·                     Les conditions de détention

62.           Il n’y a pas lieu, aux fins du présent Avis, d’examiner la question des conditions de détention, bien qu’elle mérite une réflexion plus approfondie dans un avis ultérieur du CCJE[20]. Cette question traduit la difficulté de concilier les impératifs liés aux droits de l’Homme et à la protection de l’intérêt public. La tentation est grande, dans de nombreux pays, de fonctionner sur le mode du réflexe sécuritaire avec les risques d’abus que cela comporte.

63.           Le CCJE, aux fins du présent Avis, attire l’attention sur la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux Etats membres relative aux règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006.

 

64.           Il convient de garantir aux personnes soupçonnées d’avoir commis des actes terroristes qui sont placées en détention un accès rapide à une assistance judiciaire et à une représentation par un avocat de leur choix, quel que soit le lieu de leur détention. Les tribunaux devraient pouvoir remédier aux abus et prendre les ordonnances nécessaires pour que les personnes détenues ne soient pas soumises à la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants et, à cette fin, ils devraient avoir la possibilité (s’ils en décident ainsi également de leur propre initiative) d’inspecter tout lieu de détention et d’accéder librement à toute personne détenue en ce lieu.

iv.        Le rôle du juge dans la protection des témoins, des victimes et des collaborateurs de justice

65.           Les procédures judiciaires engagées pour des affaires de terrorisme sont souvent fondées sur le témoignage de personnes qui sont étroitement liées aux groupes terroristes et qui sont plus exposées que d’autres aux mesures d’intimidation dirigées contre elles ou leurs proches. Cela pose la question de la protection de ces personnes.

66.           Les victimes d’actions terroristes devraient également être protégées contre les pressions et les menaces susceptibles de les dissuader de comparaître devant le tribunal.

67.           La protection des témoins s’avérerait difficile à assurer au niveau strictement national, compte tenu des conditions du pays dans lequel ils se trouvent. C’est pourquoi la coopération internationale est nécessaire, conformément aux normes qui ont déjà été développées dans d’autres domaines[21].

68.           Le juge doit trouver un équilibre entre le besoin de protection des témoins/victimes d’un crime et les droits du défendeur dans un procès équitable. Cet équilibre est particulièrement difficile à réaliser lorsque les témoins et les victimes font l’objet d’un programme de protection dans le cadre duquel les contacts entre les suspects et/ou leurs défenseurs peuvent être interdits, même durant le procès.

69.           Dans la mesure où la protection du droit de la défense et de l’égalité des armes entrent pleinement dans le rôle du juge, le CCJE suggère que, dans les cas où les témoins sont absents lors de l’audience ou sont anonymes et, de ce fait, ne permettent pas au défendeur de se défendre ou de les interroger, les juges ne devraient prononcer aucune condamnation, uniquement ou de manière décisive, sur la base des déclarations des témoins aux enquêteurs.

70.           Des défis ultérieurs se posent au système judiciaire quand l’action contre le terrorisme s’est basée sur des éléments obtenus par les services de renseignement (ce qui implique souvent la fourniture transfrontalière de renseignements). Se pose alors le problème de la protection des sources et des témoins ainsi que des membres des services de renseignement. Le CCJE considère que, dans ce domaine, des principes similaires à ceux mentionnés au paragraphe 69 ci-dessus doivent s’appliquer.

71.           D’un autre côté, le CCJE considère que le juge doit également tenir compte des dispositions juridiques internationales protégeant la position des victimes de crimes graves, y compris les actes de terrorisme, en particulier lorsqu’elles ont un statut de témoins dans la procédure. Il appartient au juge de prendre, à chaque stade de la procédure, toutes les mesures efficaces permettant aux victimes présumées d’exercer pleinement leurs droits, tout en respectant pleinement les droits de la défense. Lorsque les mesures concernées ne sont pas confiées à d’autres autorités, ou dans les cas où ces autorités pourraient ne pas fournir les mesures appropriées, le juge devrait être en mesure d’assurer aux victimes la sécurité, la protection de leur famille et de leur vie privée, l’accès à la justice, un traitement équitable et une aide judiciaire gratuite, sans que d’autres instances étatiques puissent limiter indûment ces pouvoirs pour des raisons financières ou autres.

72.           Le CCJE suggère en outre que, dans certaines conditions à définir par la loi, la victime puisse obtenir une réparation appropriée, par exemple sous la forme d’une indemnisation versée par l’Etat ou provenant de la confiscation des biens des auteurs des crimes[22].

73.           Le CCJE souligne enfin la nécessité pour les Etats d’assurer la sécurité des enquêteurs, des juges et de l’ensemble des personnels judiciaires appelés à connaître des affaires de terrorisme.

D.            Le rôle du Juge dans la protection de la liberté d’expression et d’autres droits et libertes

74.           Le terrorisme frappe au coeur même de la démocratie.

75.           Malgré la montée des activités terroristes, le CCJE estime que les juges nationaux devraient toujours respecter les principes fondamentaux de l’Etat de droit, qui sont essentiels dans une société démocratique, y compris la liberté d’expression et d’autres droits individuels. La lutte contre le terrorisme ne devant jamais conduire à un recul des valeurs et des libertés que les terroristes se proposent de détruire, il est vital pour les démocraties que les tribunaux demeurent les gardiens de la ligne de démarcation fondamentale qui existe entre une société démocratique et une société qui se défend par des méthodes restreignant elles-mêmes la liberté d’expression ou les autres droits et libertés, tels que le droit des minorités ou les libertés politiques.

76.           En évoquant le rôle du juge en tant qu’interprète de la loi dans le processus d’identification de comportements entrant dans la définition du terrorisme, le CCJE souhaite notamment faire référence à la Décision-cadre 2002/475/JAI du Conseil de l’Union européenne qui demande aux Etats membres de considérer comme infractions terroristes et de sanctionner une liste d’infractions nationales “qui, par leur nature ou leur contexte, peuvent porter gravement atteinte à un pays ou à une organisation internationale lorsque l’auteur les commet dans le but de gravement intimider une population, ou contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque, ou gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou une organisation internationale ». Il est également demandé aux Etats membres de rendre punissables des actes intentionnels tels que « la direction d’un groupe terroriste » ou la participation à ses activités (…) en ayant connaissance que cette participation contribuera aux activités criminelles et de rendre également punissable l’incitation, la complicité ou plus généralement la tentative de commettre l’une des infractions ci-dessus mentionnées.

 

77.           Néanmoins, le point (10) du Préambule de la Décision-cadre rappelle que rien dans celle-ci ne peut être interprété comme visant à réduire ou à entraver des droits ou libertés fondamentales (y compris la liberté de réunion, d’association ou d’expression, le droit de s’affilier à des syndicats, le droit de grève et le droit de manifester, etc.) ; l’article 5  prévoit également que les sanctions imposées doivent être non seulement effectives et dissuasives mais également proportionnées. Le CCJE partage une telle approche.

78.           Le CCJE comprend et accepte notamment la nécessité et le devoir des Etats d’assurer la liberté et la sécurité de la société, mais considère qu’il convient de s’appuyer sur la loi et sa bonne application sans sacrifier les droits fondamentaux.

79.           Des problèmes spécifiques naissent du fait que certains inclinent à justifier le terrorisme au motif qu’il constituerait une réaction à l’oppression politique, idéologique, religieuse et économique dans telle ou telle région du monde. Dans la mesure où, selon certaines instances, ces comportements peuvent constituer un danger pour les sociétés démocratiques, l’interdiction large des discours tendant à glorifier le terrorisme ou à en faire l’apologie peut, en tant que telle, devenir une réponse additionnelle significative à la menace terroriste.

80.           Il existe en principe une distinction claire entre des comportements représentant l’exercice des droits et libertés fondamentales, même s’ils sont hautement polémiques ou politiquement motivés, et l’incitation, l’encouragement, le support ou l’éloge illégitime à des actes terroristes. Le pouvoir législatif doit prévoir cette distinction et le pouvoir exécutif doit l’appliquer au niveau de la première instance, mais la manière dont cette distinction est faite et appliquée doit pouvoir être modifiée par les tribunaux. Si les tribunaux au sein d’une démocratie peuvent et doivent tenir compte de l’avis des autres pouvoirs étatiques, il n’en reste pas moins qu’il leur appartient, en toute indépendance, de vérifier la nécessité et la proportionnalité des mesures susceptibles de restreindre les droits fondamentaux garantis par la constitution nationale et la Convention européenne des droits de l’homme.

81.           Les infractions terroristes devraient être définies par la loi, conformément au droit pénal ordinaire. Le fait de savoir si une activité spécifique contrevient à la loi devrait appartenir également aux tribunaux ordinaires, conformément aux règles de l’Etat de droit et à la Convention européenne des droits de l’homme et sur la base de preuves obtenues par des moyens admissibles, n’impliquant aucune pression inadéquate. Les tribunaux devraient prendre des mesures préventives, prévues par le droit civil et pénal, visant à interdire ou à restreindre l’élaboration ou la dissémination de matériel dont le contenu ou l’utilisation pourrait impliquer ou inciter à la commission d’un acte terroriste.

82.           Les juges sont faces à des décisions difficiles et parfois controversées, lorsqu’il s’agit de déterminer si la loi nationale respecte les libertés ou droits fondamentaux ou si un comportement déterminé constitue une infraction terroriste entrant dans le cadre d’une telle législation. Il est encore plus difficile de décider si des mots ou un comportement doit être considéré comme une incitation illégitime à commettre ou à glorifier un acte terroriste. L’expérience montre également que les juges peuvent rencontrer des difficultés, sur la base des définitions du terrorisme actuellement retenues au niveau national et international, pour déterminer si certaines actions politiques violentes, généralement commises ou prévues à l’étranger, et/ou le financement de ces actions ou l’entraînement ou le recrutement en vue de leur commission doivent ou non être considérés comme des actes terroristes, comme cela peut arriver dans certaines affaires faisant intervenir la légitime défense individuelle ou collective au sens de l’article 51 de la Charte des Nations Unies.

83.           Les affaires de terrorisme, et spécifiquement celles posant les difficultés mentionnées ci-dessus, sont en général suivies de près par les médias et l’opinion publique et les décisions de justice auxquelles elles donnent lieu font souvent l’objet de critiques et de débats. Etant donné que les efforts des Etats pour prévenir le terrorisme ont eu pour effet la qualification en infractions pénales de certains actes qui pourraient être, à peu de choses près, classés dans les comportements relevant du simple exercice de la liberté d’expression ou des libertés politiques, le CCJE estime que le choix des Etats de laisser aux juges la responsabilité de procéder à de telles distinctions requiert que les procès se déroulent dans la sérénité.

84.           Les acteurs politiques et médiatiques ont le devoir de s’abstenir d’essayer d’exercer des pressions et de se livrer à des attaques contre les juges, au-delà de ce qui peut être considéré comme une critique légitime. Un organe indépendant compétent sera tenu de prendre des mesures si de telles attaques se produisaient néanmoins (voir l’Avis n° 6 du CCJE, paragraphe C.13). Le CCJE considère que le système judiciaire devrait, pour sa part, veiller à ce que les procès soient conduits par des juges professionnels qualifiés ; des programmes de formation appropriés devraient aider les juges à comprendre le terrorisme et son contexte historique, politique et social.

85.           Le message de base consiste à dire que la menace à la sécurité et à l’Etat de droit posée par le terrorisme ne doit pas aboutir à des mesures qui, en elles-mêmes, tendent à mettre en cause les valeurs démocratiques fondamentales, les droits de l’homme ou les principes de l’Etat de droit. Il s’agit d’un message, s’il est mis en pratique, qui réduit les risques que les mesures prises en vue de combattre le terrorisme entraînent elles-mêmes de nouvelles tensions ou même des actes de terrorisme. Il s’agit d’un message qui nécessite d’être compris et accepté dans les démocraties aussi bien par le public, les politiciens, les médias et les tribunaux.


RÉSUMÉ DES RECOMMANDATIONS ET CONCLUSIONS

A la lumière des considérations ci-dessus, le CCJE recommande aux Etats :

a. de consulter les systèmes judiciaires nationaux lors de l'élaboration d'une législation susceptible de porter atteinte à des droits substantiels et procéduraux et de veiller à ce que toute mesure administrative ou répressive affectant les droits des personnes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme soit soumise au contrôle d'une autorité judiciaire indépendante;

b. de ne pas créer des tribunaux d'exception ou des législations incompatibles avec les droits universellement reconnus, aussi bien dans le contexte de mesures administratives destinées à prévenir les actes terroristes que dans le contexte d’un procès pénal ;

c. de veiller à ce que les principes fondamentaux du droit pénal s'appliquent aux infractions de terrorisme comme à toute autre infraction pénale et de faire en sorte que les éléments constitutifs de ces infractions soient définies avec clarté et précision;

d. de faciliter la coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme, notamment par l'élaboration, sous l'égide des organisations internationales, de définitions concertées des infractions relevant du terrorisme ;

e. de garantir la sécurité des témoins et victimes impliqués dans les affaires de terrorisme et celle des enquêteurs, juges et autres personnels judiciaires appelés à connaître de telles affaires.

Le CCJE recommande également aux systèmes judiciaires nationaux :

a. de développer leur connaissance du terrorisme et de son contexte historique, politique et social, ainsi que des instruments juridiques nationaux et internationaux pertinents ;

b. dans le cadre de leur fonction d'interprètes de la loi et de gardien des droits et libertés individuels, de veiller, d'une part à ce que l'instauration de l'infraction de terrorisme (incluant l'incitation à de tels actes, les préparatifs en vue de leur commission et leur financement ) atteigne le but fixé par le législateur et, d'autre part à ce que la portée de l'accusation de terrorisme ne soit pas abusivement étendue et que la protection de l'intérêt public soit conciliée avec le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

c. de veiller constamment à ce qu'un équilibre soit établi entre le besoin de protection des témoins et victimes d'actes terroristes et les droits des  personnes mises en cause pour ces actes.



[1] Varsovie, 16-17 mai 2005.

[2] 956ème réunion des Délégués des Ministres (15 février 2006).

[3] Conseil de l’Union européenne, 5771/1/06.

[4] 804ème réunion des Délégués des Ministres, 11 juillet 2002.

[5] 917ème réunion des Délégués des Ministres, 2 mars 2005.

[6] Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion), article 10 (liberté d’expression), article 11 (liberté de réunion et d’association).

[7] Voir Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Chahal c. Royaume-Uni (15.11.1996), paragraphe 79 : « La Cour [européenne des Droits de l’Homme] est parfaitement consciente des énormes difficultés que rencontrent à notre époque les Etats pour protéger leur population de la violence terroriste. Cependant, même en tenant compte de ces facteurs, la Convention prohibe en termes absolus la torture ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime. »

[8] Voir Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Chahal c. Royaume-Uni (15.11.1996), paragraphes 80 et 149.

[9] Adoptée par le Comité des Ministres le 15 décembre 2004.

[10] Voir Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Chahal c. Royaume-Uni (15.11.1996), paragraphe 151 : « En pareil cas, vu le caractère irréversible du dommage pouvant se produire si le risque de mauvais traitements se concrétisait et vu l’importance que la Cour attache à l’article 3, la notion de recours effectif au sens de l’article 13 exige d’examiner en toute indépendance l’argument qu’il existe des motifs sérieux de redouter un risque réel de traitements contraires à l’article 3. Cet examen ne doit pas tenir compte de ce que l'intéressé a pu faire pour justifier une expulsion ni de la menace à la sécurité nationale éventuellement perçue par l’Etat qui expulse. »

[11] Voir Recommandation Rec(2004)20 : « La procédure devrait avoir un caractère contradictoire. Tous les moyens de preuve admis par le tribunal devraient en principe être mis à la disposition des parties en vue d’un débat contradictoire. » (paragraphe B.4.d).

[12] La Cour européenne des droits de l’homme a abordé le thème de l’accès des parties et des avocats aux preuves dans l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni (15.11.1996), paragraphe 144, en faisant indirectement référence à la législation canadienne : « Les amici curiae (…) sont tous d’avis que le contrôle juridictionnel ne constitue pas un recours effectif dans les affaires de sécurité nationale. L’article 13 exige pour le moins qu’un organe indépendant apprécie la totalité des faits et des éléments produits et soit habilité à prendre une décision qui serait contraignante pour le ministre. A cet égard, Amnesty International, Liberty, le AIRE Centre et le JCWI (…) ont attiré l’attention de la Cour sur la procédure utilisée en pareil cas au Canada. Selon la loi canadienne de 1976 sur l’immigration (telle qu’amendée par la loi de 1988), un juge de la Cour fédérale tient une audience à huis clos pour examiner tous les éléments et le requérant reçoit un résumé du dossier à charge; il a le droit d’être représenté et de citer des témoins. Le caractère confidentiel des éléments concernant la sécurité est sauvegardé par l’obligation de procéder à leur examen en l’absence du requérant et de son représentant. Dans ce cas néanmoins, leur place est prise par un avocat bénéficiant d’une habilitation de sécurité et mandaté par le tribunal, qui contre-interroge les témoins et aide d’une manière générale le juge à mesurer la solidité des arguments présentés par l’Etat. Le requérant reçoit un résumé des éléments recueillis lors de cette procédure, avec les omissions nécessaires à la confidentialité. ».

[13] Voir, par exemple, Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Maaouia c. France (5.10.2000), paragraphe 40 : “La Cour conclut que les décisions relatives à l'entrée, au séjour et à l'éloignement des étrangers n'emportent pas contestation sur des droits ou obligations de caractère civil du requérant ni n'ont trait au bien-fondé d'une accusation en matière pénale dirigée contre lui, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.”.

[14] Voir Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Mamatkulov et Askarom c. Turquie (4.10.2005), paragraphe 124: “De fait, on peut dire que, quel que soit le système juridique considéré, toute bonne administration de la justice implique que ne soient pas accomplis, tant qu’une procédure est en cours, des actes de caractère irréparable”.

[15] Voir également l’arrêt Chahal déjà mentionné selon lequel la Convention interdit la torture de manière absolue.

[16] Voir également, sur le rôle que peut jouer le Ministère public dans la protection des droits de l’homme, la Recommandation Rec(2000)19 sur le rôle du Ministère public dans le système de justice pénale. Le CCJE examinera en détail, dans un Avis futur, les relations entre le corps judiciaire et le Ministère public (voir Programme Cadre d’Action global pour les Juges en Europe, document CCJE (2001)24).

[17] Voir par exemple “Commission de Venise: les services de sécurité intérieures en Europe“, Conseil de l’Europe, CDL-INF(98)6

[18] Aux termes de la Recommandation Rec(2005)10, on entend par « techniques spéciales d’enquête », des « techniques appliquées par les autorités compétentes dans le cadre d’enquêtes pénales cherchant à dépister ou à enquêter sur des infractions graves et des suspects, avec pour objectif de recueillir des informations de telle sorte que les personnes visées ne soient pas alertées. »

[19] Article 5 paragraphe 3 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure.La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. » ; article 5 paragraphe 4 de la Convention européenne des droits de l’homme  : « Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

En outre, dans l’arrêt Brogan et autres c. Royaume-Uni (29.11.1988), la Cour européenne des droits de l’homme précise dans le paragraphe 61 que la recherche des infractions terroristes place sans nul doute les autorités devant des problèmes particuliers. La Cour convient que, sous réserve de l’existence de garanties suffisantes, le contexte du terrorisme dans l’affaire en question, « a pour effet d’augmenter la durée de la période pendant la quelle les autorités peuvent, sans violer l’article 5 paragraphe 3, garder à vue un individu soupçonné de graves infractions terroristes avant de le traduire devant un juge ou un « autre magistrat » judiciaire. La difficulté, soulignée par le Gouvernement, d’assujettir à un contrôle judiciaire la décision d’arrêter et détenir un terroriste présumé peut influer sur les modalités d’application de l’article 5 paragraphe 3, par exemple en appelant des précautions procédurales adaptées à la nature des infractions supposées. Elle ne saurait pour autant excuser, sous l’angle de cette disposition, l’absence complète de pareil contrôle exercé avec célérité». La Cour ajoute qu’en interprétant et appliquant la notion de « promptitude », on ne peut témoigner de souplesse qu’à un degré très faible (paragraphe 62). Aux yeux de la Cour, même la plus brève des quatre périodes litigieuses dans l’affaire en question, quatre jours et six heures de garde à vue, va au-delà des strictes limites de temps permises par la première partie de l’article 5 paragraphe 3. "Le fait incontesté que les privations de liberté incriminées s’inspiraient d’un but légitime, prémunir la collectivité dans son ensemble contre le terrorisme, ne suffit pas pour assurer le respect des exigences précises de l’article 5 paragraphe 3."

[20] Voir Programme Cadre d’Action global pour les Juges en Europe, adopté par le Comité des Ministres lors de sa 740ème réunion, Document CCJE (2001)24.

[21] Recommandation Rec(2005)9 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux Etats Membres relative à la protection des témoins et des collaborateurs de justice. Voir aussi les Lignes directrices sur la protection des victimes d’actes terroristes, adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 2 Mars 2005, la Recommandation Rec(85)11 du Comité des Ministres au Etats Membres sur la position de la victime dans le cadre du droit pénal et de la procédure pénale et la Recommandation Rec(97)13 du Comité des Ministres aux Etats Membres sur l’intimidation des témoins et les droits de la défense.

[22] Voir les Lignes directrices sur la protection des victimes d’actes terroristes : « Les victimes d’actes terroristes devraient recevoir une indemnisation juste, appropriée et au moment opportun pour les dommages dont elles ont souffert. Lorsque l’indemnisation ne peut être assurée par d’autres sources, notamment par la confiscation des biens appartenant aux auteurs, organisateurs et commanditaires d’actes terroristes, l’Etat sur le territoire duquel l’acte terroriste a eu lieu doit contribuer à l’indemnisation des victimes pour les atteintes directes à leur intégrité physique ou psychique, quelle que soit leur nationalité. » (principe 7.1).