La Semaine Européenne des Régions et des Régions et des Villes - Bruxelles, 6-9 octobre 2008

Table ronde La Mer Noire entre espace de coopération et espace de conflit

8 octobre 2008

Allocution de Yavuz Mildon, Président du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe

Mesdames et Messieurs les ministres,

Excellences,

Mesdames et Messieurs,

Lorsque les canons se turent dans les Balkans, lorsque nous réussîmes à « geler » les conflits « chauds » en Europe, il y eut un profond soupir de soulagement. Les valeurs démocratiques, le respect des droits de l'homme et la primauté du droit civilisé semblaient avoir triomphé de la loi de la jungle, du modèle machiavélique de l’ambition politique foulant aux pieds la dignité humaine, du monde où « la force prime le droit ».

À cette époque, au début des années 1990, l’Europe du Sud-Est et le Caucase du Sud étaient les deux régions de notre continent ravagées par des conflits, mais c’est l’Europe du Sud-Est – principalement l’ex-Yougoslavie – qui attirait le plus l’attention de l’opinion publique en raison des atrocités qui y avaient été commises. La paix fut arrangée, et les organisations internationales – Nations Unies, Conseil de l'Europe, Union européenne et OSCE – réagirent rapidement pour faire entrer la région dans leur orbite. Mais il subsistait dans le bassin de la Mer Noire, où l’Europe du Sud-Est rencontre le Caucase du Sud et l’Est « politique » de notre continent, quatre conflits « gelés » : ceux d’Abkhazie, du Haut-Karabakh, d’Ossétie du Sud et de Transnistrie.

L’un de ces conflits vient d’exploser en des hostilités déclarées, nous rappelant que les conflits « gelés » ne peuvent rester froids indéfiniment et appellent un règlement exhaustif, négocié et pacifique. Devons-nous permettre à d’autres abcès de couver jusqu’à s’enflammer en confrontations « chaudes », ou bien lutter contre les divisions ethniques en favorisant l’interaction et le dialogue entre les communautés par-delà les frontières nationales ? La coopération transfrontalière entre villes et régions, que nous cherchons à mettre en place et pour laquelle le bassin de la Mer Noire offre un énorme potentiel, peut servir à remplacer avantageusement les conflits interétatiques, et l’autonomie régionale – dont il existe toute une série de modèles souples – peut servir à contrebalancer les séparatismes.

Telle est la ferme conviction du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe, qui tire son expérience des initiatives lancées en Europe du Sud-Est après les guerres des Balkans. Tout d’abord, le Congrès a créé des Agences de la démocratie locale, les ADL, chargées de restaurer et d’accroître la confiance entre les communautés déchirées par la guerre en réalisant des projets sur le terrain avec la participation des autorités locales. Cette entreprise s’est avérée si réussie que le réseau d’ADL s’est étendu dans le Caucase du Sud en y ouvrant sa douzième agence à Kutaisi (Géorgie) et qu’il a créé l’Association des Agences de la démocratie locale (AADL).

Le Congrès a également pris l’initiative de rassembler les associations de pouvoirs locaux des pays d’Europe du Sud-Est en un réseau de coopération qui opère à présent sous la dénomination NALAS (Réseau d’associations nationales de pouvoirs locaux d’Europe du Sud-Est). Enfin, et ceci n’est pas le moindre, l’Eurorégion adriatique a été établie pour coordonner la coopération au niveau local et régional sur les rives de la Mer Adriatique en reliant entre elles les communautés d’États membres et non-membres de l’Union européenne.

Appliquer cette expérience à la région de la Mer Noire, créer un réseau de communautés ayant tout intérêt à résoudre des problèmes communs, voilà qui ne manquerait pas d’influencer le choix de ces communautés entre la coopération et le conflit. Les rivages de la Mer Noire offrent pour cela un terrain fertile, puisqu’on y trouve des traditions historiques extrêmement anciennes en matière d’échanges commerciaux et culturels, de coexistence des civilisations et des religions, de découvertes et d’explorations. Carrefour de l’Europe et de l’Asie, donc d’intérêts politiques et économiques de premier plan, la région de la Mer Noire a été tout au long de l’histoire un foyer de flux migratoires et d’entreprises économiques, mais aussi un échiquier pour les jeux géopolitiques et les conquêtes territoriales, ce qui représente à la fois un vaste potentiel de coopération à explorer et une source de tensions et de conflits. Riche en ressources énergétiques, cette région est importante aussi par ses voies de transit des approvisionnements énergétiques, d’où un atout porteur de nombreuses rivalités éventuelles et analogue en cela à la diversité ethnique locale, source aussi bien de force que d’affrontements. Pour commencer, cette région connaît des problèmes d’environnement dus à sa fragilité écologique, ainsi que des difficultés liées aux migrations illégales et au crime organisé.

Le Congrès du Conseil de l'Europe a déjà un pied dans la place, puisqu’il a ouvert une Agence de la démocratie locale à Kutaisi et qu’il a aidé à la négociation du statut de la Gagaouzie en Moldova, de même qu’à la création d’associations nationales de pouvoirs locaux en Géorgie et en Azerbaïdjan. Enfin, le 26 septembre 2008, le Congrès a lancé lors d’une conférence tenue à Varna (Bulgarie) l’Eurorégion de la Mer Noire (BSER), qui servira de cadre de coopération et de base de lancement aux initiatives et projets multilatéraux entre régions et municipalités, utilisation étant faite aussi des mécanismes de financement nationaux, européens et internationaux existants. La nouvelle eurorégion viendra compléter les activités intergouvernementales conduites par l’Organisation de coopération économique de la Mer Noire (OCEMN). Quatorze municipalités ont déjà signé l’Acte constitutif de la BSER, qui est ouvert aux autorités locales et régionales de douze pays : Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, Grèce, Moldova, Roumanie, Russie, Serbie, Turquie et Ukraine.

Une autre manière de désamorcer les tensions et de régler les questions territoriales qui est très présente à l’ordre du jour de la région de la Mer Noire consiste à utiliser l’autonomie régionale comme moyen optionnel de rechercher d’une solution négociée. Il existe en Europe une grande variété de modèles, regroupés dans la Charte européenne de la démocratie régionale qu’a adoptée le Congrès. Outre qu’elle est le premier texte juridique exposant les principes de la démocratie locale, la Charte réaffirme le respect de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale comme étant l’un de ses principes essentiels, et au Congrès, nous sommes persuadés qu’elle peut servir à inspirer la résolution des questions d’ordre territorial. La récente guerre entre la Géorgie et la Russie a éclaté justement à cause de questions territoriales non résolues, et nous avons la conviction que les formules de règlement pacifique – fondées éventuellement sur des possibilités de large autonomie – n’ont pas été épuisées dans le cas de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Or, le statut d’autonomie peut ouvrir la voie à une solution exhaustive, dont le statut de la Gagaouzie en République de Moldova offre un bon exemple.

Mesdames et Messieurs,

Les marins de la Grèce antique connaissaient la Mer Noire sous le nom de Pontos Euxeinos – « mer hospitalière ». Cette image accueillante et chaleureuse de la mer Noire illustre parfaitement notre ambition et notre souhait d’édifier un espace de coopération entre nos collectivités, entre des villes et des régions riveraines de la mer Noire ou situées dans son vaste bassin.

Au Congrès, nous croyons fortement qu’il faut faire plus pour que la région de la Mer Noire devienne un espace de paix et de stabilité, et le succès de l’Europe du Sud-est d’après guerre nous montre que c’est un objectif qui peut être atteint. C’est dans cet esprit que le Congrès tient cette table ronde, ici à Bruxelles, durant la Semaine européenne des Régions et des Villes, organisée par notre partenaire et ami au sein de l’Union Européenne, le Comité des Régions. Aujourd’hui, profitons de nos discussions pour formuler des idées concrètes pour aider les pays, les villes et les régions du bassin de la Mer Noire à ne plus être séparés par la mer, mais à devenir unis par elle.

Je vous remercie.